3.5.08

| Renouer avec le travail |

Officiellement, les chiffres du chômage ont reculé en France pour la troisième fois consécutive dans les neuf derniers mois. Un peu moins de 2 millions de personnes sont désormais recensées comme demandeurs d'emploi. Le défi, à la fois individuel et collectif, pour surmonter cette situation est, pour nombre d'entre nous, une épreuve quotidienne.

Deux millions de demandeurs d'emploi est un chiffre très difficile à se représenter. C'est comme si la quasi-totalité de la population actuelle de Paris était au chômage. Deux million de personnes, c'est aussi la totalité des populations de Marseille, de Lyon, de Toulouse et de Nice réunies, pointant à l'ANPE. Additionnez les résidents de Nantes, de Strasbourg, de Montpellier, de Bordeaux, du Havre, de Rennes, de Reims, de Lille, de St Etienne et de Toulon et vous arrivez au même chiffre incroyable, irréel, impossible à raisonner. Ce qui est trompeur dans les chiffres que l'on entend à la radio ou à la télé, c'est la manière dont ils sont présentés.

Deux, c'est juste un plus un. Et « millions » ne signifie rien de tangible. En revanche, si vous lisez 1 919 600 demandeurs d'emploi, ça commence à avoir une toute autre signification. Commencez à mettre des visages sur ces chiffres, en prenant par exemple des visages de demandeurs d'emploi qui gravitent dans votre cercle amical ou familial et multipliez-le par le chiffre des demandeurs d'emplois en France et vous avez aussitôt le vertige. Alors lorsque le 20 heures ou France Infos annoncent de manière tonitruante que le chômage est en net recul de 1,2%, il faut comprendre que près de 300 000 personnes de 15 à 60 ans (avec une forte majorité de 25-49 ans) ne sont plus recensés dans les statistiques complexes et complètement opaques de l'emploi en France.

Cela veut-il dire que toutes ces personnes ont trouvé du travail ? Non. Cela veut seulement dire qu'elles ne sont plus considérées par les statisticiens et leurs systèmes de recensement comme des demandeurs d'emploi. Exemple : vous êtes demandeur d'emploi depuis des mois, voire des années. En décembre, à la faveur des fêtes, vous trouvez un petit job occasionnel qui vous permet de travailler quelques jours. Aussitôt, vous disparaissez des statistiques de l'ANPE, de l'INSEE ou de tout autre organisme pour être fondu dans la masse de la « population active ». Vous n'avez certainement gagné que quelques centaines d'euros, ce qui vous permettra d'envisager les fêtes avec un peu plus d'entrain, mais fondamentalement rien n'a changé.

« Demandeur d'emploi » n'est pas une fonction dans l'existence sociale et spirituelle d'un individu. Le statut ne donne pas automatiquement droit à une indemnisation puisée dans les innombrables fonds mutuels auxquels nous cotisons tous quels que soient nos régimes sociaux. Cet état nous laisse bien souvent dans une sorte de zone de non-existence dans laquelle il devient rapidement difficile de se définir et de poursuivre sa construction personnelle dans cette vie.

Selon les tempéraments, chacun aborde différemment cet état social de « demandeur d'emploi ». L'appellation en elle-même a quelque chose de choquant, surtout pour les pratiquants d'une spiritualité qui a pour base la responsabilité et l'initiative personnelles. Le demandeur d'emploi est « en demande ». Et quelle que soit la manière dont on tourne le problème, ou le point de vue que l'on adopte, la société nous perçoit comme un individu « en demande », désormais incapable de produire et dépendant de ce que les autres vont donner.

Pour beaucoup, cette période est le moment de combats importants, pour ne pas dire décisifs, qui nous amènent à dépasser les limites que l'on croyait être le périmètre de notre vie active jusque-là. Ces combats intérieurs et extérieurs ont pour champ de bataille notre vie et les relations que nous entretenons avec le monde qui nous entoure. Ils touchent notre perception de nous mêmes, la sensibilité et le regards de nos proches, la considération et le respect de notre environnement humain. Inutile de dire que ces combats s'accompagnent d'un lot considérable de souffrances diverses.

Comment le bouddhisme considère-t-il le travail ? Quel est sa place dans la pratique quotidienne ?

Nichiren, moine bouddhiste japonais du 13e siècle, dit dans une lettre Réponse à un croyant (Lettres et traités de Nichiren Daishonin, T3, 307, ACEP) : « Considérez le service de votre seigneur comme la pratique du Sutra du Lotus. C'est précisément ce qui est dit dans le Hokke Gengi : "Rien de ce qui concerne la vie quotidienne ou le travail n'est si peu que ce soit différent de la réalité ultime." » Cette affirmation était d'un poids bien particulier dans un contexte où perdre son emploi équivalait à une mort certaine pour soi comme pour toute sa famille. Fidèle à son principe de cohérence avec la vie quotidienne, Nichiren explique ici à son correspondant que le service envers son seigneur fait partie intégrante de sa pratique du Sûtra du Lotus. Son travail est une composante de son existence spirituelle.

Une lecture moderne de cette lettre du 13e siècle nous rappelle que le travail est aussi une part importante de notre développement personnel et le lieu où nous avons de nombreuses opportunités de nous construire. Notre emploi a donc une importance majeure dans notre vie à la fois comme moyen de subvenir à nos besoins, comme théâtre de notre créativité et comme terrain d'entraînement dans l'interaction avec autrui au travers d'une foule de situations souvent imprévisibles.
Socialement parlant, le travail est aussi le garant de notre statut social, de la reconnaissance que nous obtenons de nos pairs et le gage de notre existence et de notre poids au sein d'une communauté. Toutes ces facettes sont contenues dans cette simple phrase de ce moine japonais : « Considérez le service de votre seigneur comme la pratique du Sutra du Lotus. » La pratique du bouddhisme en particulier et de la spiritualité en général se révèle dans toutes les facettes de notre vie quotidienne et de notre action dans la société. De même, ces dernières s'inscrivent de manière cohérente dans la réalisation de l'éveil. Dans ce contexte, que l'on pratique ou non le bouddhisme, il devient évident que la perte du travail est vécue par n'importe qui comme un handicap social majeur, comme une souffrance morale, comme un vide spirituel.

Il serait facile dans cet article de démontrer comment la tradition judéo-chrétienne de la culpabilité et du péché ont façonné une sorte de cycle de la souffrance lié au labeur. Puis il serait aisé de démontrer comment les théories marxistes et les concepts libéraux ont indexés le travail sur le profit et réduit la mission de l'individu en ce monde à la seule production de richesses et de biens de consommation. C'est un exercice qui relève de la seule observation des effets, des conséquences et des répercussions. Or, ce qui importe dans la démarche bouddhique de l'école de Nichiren c'est la cause, la motivation, les ressorts intérieurs qui animent les actions humaines. Et quoi de plus significatif parmi les actions humaines que le travail d'un individu.

Depuis plus de 20 ans, de nombreux sociologues éminents tentent de construire une rhétorique sur la nature, la valeur et la destination du travail. Tous conviennent de la brutale transformation de celui-ci et de la nécessité de le repenser. Mais d'aucun ne peut apporter de solution concrète pour palier aux souffrances et aux difficultés rencontrées dans le quotidien par ceux et celles qui perdent leur emploi, sont en demande d'une nouvelle activité ou, tout simplement, peinent à retrouver un poste. La réponse à ce besoin de travail et à comment renouer avec le travail ne se trouve pas dans les ouvrages et les discours érudits des chercheurs en sciences humaines.

Le lien que nous entretenons avec le travail ne repose donc pas sur les seules contraintes et limites imposées par les nécessités extérieures. Notre travail, qu'il soit activité ou vocation, relève de ce que nous souhaitons apporter au monde, des causes dont nous souhaitons manifester les effets. Ces dons de soi et de son temps, même s'ils sont gratifiés d'une rémunération, constituent la charpente fondamentale de l'action humaine. Et c'est sur cette charpente qu'il est possible de retrouver le lien qui unit l'individu à son travail, à sa mission, à son « service ». C'est en reconnaissant la nature et la forme de ce « service » en nous mêmes qu'il devient possible de changer notre situation et de quitter la position à la fois dépendante et inactive de "demandeur d'emploi" pour occuper à nouveau la position de membre actif de la communauté humaine. Encore faut-il que cette participation à la construction collective soit désirable... Mais nous verrons ce point un peu plus tard.

La perte ou l'absence d'emploi transportent avec elles un cortège volumineux de problèmes et de réflexes négatifs pour soi comme pour les autres. Dans une société réglée sur la productivité et le profit, l'absence d'activité professionnelle et lucrative est généralement ressentie comme un manquement à la citoyenneté et comme une entorse à la vie en communauté. Si vous ne travaillez pas, vous ne contribuez pas. Vous n'avez pas de valeur. La sanction est sèche mais très réelle et d'une actualité brûlante. Combien de slogans politiques commencent par « se remettre au travail » comme si l'on avait choisit de sortir du travail, de subir un licenciement ou d'être remercier à la fin d'une longue période d'essai. L'absence de travail sonne alors comme une absence d'identité sociale.

Le travail règle la vie quotidienne et s'inscrit dans un cadre rigide difficile à contourner ou à tordre. On travaille le jour, la semaine, aux 35 heures ou peut-être plus, de 9 heures le matin à 18 heures le soir. On travaille ailleurs, hors du cadre familial, au bout de la ligne du métro, du tram, du bus, du train... Rapidement, il est étonnant de voir combien nous avons été capables de créer un mythologie du travail et de nous couper d'une profusion d'alternatives. Cette mythologie détruit la créativité pourtant nécessaire à la production de nouveaux espaces de travail, de nouvelles activités, de nouveaux marchés... comme si le travail ne pouvait se concevoir que dans le cadre conventionnel de l'emploi de bureau ou d'atelier dans une entreprise anonyme et monochrome. Cette vision contribue à nous enfermer dans une image irréelle du travail, tout comme le statut de demandeur d'emploi nous confine dans un rôle tout autant irréel.

La France, qui connaît l'un des plus forts taux de chômage de l'Europe occidentale est aussi l'un des pays les moins prolifiques en matière de création d'activités et de nouveaux horizons professionnels. Peu d'études se consacrent à examiner cette pauvreté créative, ce manque notoire d'imagination laborieuse qui se double d'une législation des plus pesantes sur le travail, son coût et la création d'entreprises. Et je dis cela sans me faire le chantre du néo-libéralisme à l'américaine ou à l'anglaise. Essayez seulement d'ouvrir un compte en banque professionnel en France et vous verrez comment cela peut rapidement s'avérer aussi compliqué que de trouver un appartement en location ou de monter un dossier de formation...

Donc l'absence de travail conduit à une perte d'identité et une exclusion de la fiction sociale communautaire. Mais cela ne s'arrête pas là. L'impact de l'absence de travail et de la rémunération qu'il entraîne se conçoit comme une violence que l'on inflige non seulement au demandeur d'emploi mais aussi à ses proches, à sa famille (s'il ou elle en a une). Le « gagne-pain » reste l'une des motivations première de l'emploi dans notre société en pleine mutation. Il devient alors difficile de rester ouvert à la nouveauté et au changement qui président à la recherche d'un emploi. Les nécessités de la vie quotidienne prennent assez rapidement le dessus et noient les démarches dans une crise humaine permanente.

Pour un pratiquant, comme pour un non-pratiquant, l'absence de travail équivaut à terme à une dégradation considérable de son existence même. Le défi à relever est multiple, le temps est compté et les ressources disponibles en quantité rapidement limitées.

Le paradoxe est que la société ne tolère plus l'absence d'activité professionnelle, ni non plus une activité professionnelle trop peu ressemblante avec les représentations conventionnelles du travail. Mais que de l'autre côté, le travail que propose la société n'a rien de désirable au regard de nos aspirations humaines profondes. Où est l'idéal de construction ? Où trouver le principe de contribution à un grand projet ? Où retrouver cette sensation satisfaisante d'une mission accomplie ? Rien de tout cela ne fait partie de la philosophie actuelle de l'entreprise, ni du monde du travail. La compétition, les rivalités, l'agressivité commerciale et la technicité sont toutes mises au service de l'enrichissement d'un petit nombre au détriment de ceux-là même qui contribuent le plus à bâtir des fortunes et à créer des richesses.

Sans tomber dans le marxisme le plus réducteur, le monde du travail est une nouvelle forme de servage élaboré et sophistiqué qui laisse croire à la plus grande partie de la population que ses efforts redoublés sont la promesse d'une situation de confort paradisiaque telle qu'elle peut en être témoin devant le petit écran ou dans les magazines "people". L'idéal du labeur, l'esprit même du travail, est perverti au profit d'une vision productiviste et purement lucrative de la force de travail. Dès lors c'est la foire d'empoigne. 500 lettres de motivation pleuvent sur la moindre annonce d'emploi dans la seule première journée de parution. Chacun rivalise de diplômes, de stages, de formations pour combler l'absence d'expérience réelle pour le poste. Car il y a toujours un décalage entre la demande et l'offre. Les employeurs veulent de la main d'œuvre qualifiée et disposant déjà d'une expérience. De l'autre côté la légion des demandeurs d'emplois ne sont que rarement formés et encore moins expérimentés dans ces secteurs toujours plus concurrentiels, en constante mutation.

Aujourd'hui, un professionnel qui reste plus de deux ans en dehors de sa branche a peu de chances de pouvoir recoller aux nouvelles réalités qui l'auront façonnée dans le même laps de temps. Il lui faut continuer de se former et de rester immergé dans son secteur d'activité par tous les moyens possibles s'il ne veut pas perdre pied. Et il est difficile de rester connecté lorsque l'on est au chômage, que l'allocation fond à l'allure de la banquise en été et que les ressources disponibles sont plutôt affectées à la famille et au logement plutôt qu'à l'entretien de la fonction professionnelle.

Le contexte est paradoxal et difficile pour les hommes de 30 à 50 ans, mais il devient tragique quand on examine avec soin le sort réservé au femmes, aux jeunes et à ceux que l'on appelle désormais les « seniors ». Les spécificités de ces catégories deviennent des handicaps dans la recherche d'emploi ou dans la simple embauche. La situation familiale, l'éventualité d'une grossesse, l'âge, l'inexpérience, le sexe sont devenus dans notre société post-industrielle d'authentiques tares, des stigmates qu'il vaut mieux gommer le plus possible afin de ne pas inquiéter les éventuels employeurs.

Comment triompher de cette épreuve et renouer avec le travail ?

Nous avons tous tendance à examiner les causes de la perte du travail ou les conditions qui empêchent le retour du travail. Jeter le blâme sur l'environnement, sur les conditions extérieures, sur les systèmes, la société ou simplement l'entreprise sont le recours le plus simple et souvent ce nous soulage immédiatement de l'angoisse qui accompagne l'absence de travail. Le nombre d'affaires menées aux Prud'hommes est en croissance si constante qu'il faut maintenant jusqu'à deux années entières de procédures pour aboutir à premier jugement qui est systématiquement renvoyé en appel par l'une des deux parties. Cette évolution en dit long sur l'état d'esprit qui règne autour de la perte de l'emploi et des ressorts qui nous poussent à travailler. Sortir de la plainte (procédurière ou simple expression de notre ressentiment) devient alors le premier de tous les combats. Le bouddhisme enseigne la responsabilité individuelle de la situation personnelle. Il ne s'agît pas de se charger de la culpabilité de la situation mais bel et bien de prendre en main cette dernière et de faire preuve d'initiative en permettant à sa propre situation de changer, d'évoluer, d'aller de l'avant. Loin de moi l'idée qu'il faille abandonner une situation d'abus lorsque l'on en connaît une. Si l'on subit un licenciement abusif ou des conditions de travail indignes, il est naturel et sain de se tourner vers des tribunaux compétents et de demander réparation. Telle est la base même du bien commun que nous partageons, le droit.
Mais il s'agit également de poursuivre sa route et de ne pas rester en attente d'un éventuel jugement favorable comme l'on attendrait une reconnaissance ou une justice qui nous sortiraient de l'ornière. Rien de tel ne peux surgir du jugement des hommes. Quel que soit le verdict, tous les intervenants d'une action ou d'un recours en justice sont irrémédiablement transformés par la conclusion de celui-ci et il ne règle en rien et de manière fondamentale la situation nouvelle à laquelle nous serons confrontés.

Dans sa lettre sur Les Huit vents, le moine Nichiren écrit : « Si l'on se présente devant les tribunaux, on peut aussi bien gagner son procès que le perdre, alors qu'il est tout aussi possible de régler les problèmes à l'amiable. J'ai réfléchi à la manière dont les gardiens de nuit pourraient gagner leur procès. J'ai ressenti une grande pitié pour eux ; ils étaient profondément atteints, car leurs terres et leurs maisons avaient été confisquées, simplement parce qu'ils étaient disciples de Nichiren. J'ai dit cependant que je prierais pour eux, à condition qu'ils ne portent pas plainte. Se rangeant à mon opinion, ils promirent de n'en rien faire. Lorsqu'ils entamèrent par la suite un procès, j'ai craint qu'aucun verdict ne soit rendu, tant sont nombreux les gens qui vont devant les tribunaux pour se retrouver pris dans d'interminables procédures. A ce jour, leur action n'a toujours pas eu de suite. » (Lettres et traités de Nichiren Daishonin, T1, 229, ACEP) Ainsi, il ne fait que décrire la réalité des tribunaux qu'ils soient du 13e siècle au Japon ou du 21e siècle en France. Le tribunal ne règle pas fondamentalement le sort des individus. Il ne fait que tenter de rétablir un équilibre entre deux points de vue divergents.

On ne peut imaginer régler l'insurmontable souffrance du chômage par des recours en justice. Pas plus que la solution ne peut venir des institutions pourtant créées dans le but d'endiguer la perte des emplois et pour protéger les travailleurs des aléas de l'industrie. En fait à l'aube du 21e siècle, des phénomènes planétaires de concentrations à la fois de capitaux et de moyens de production ont conduit les institutions du siècle précédent à devenir complètement défaillantes dans leur règlement du chômage, de la protection sociale ou de l'autonomie professionnelle des individus. A l'ère de la mobilité et de la circulation sur l'ensemble du globe, les protections locales n'ont plus aucun pouvoir sinon celui de creuser davantage d'inégalités au cœur même des populations qu'elles sont censées sécuriser.

Le chômage de masse est un phénomène propice à un règlement bouddhique de la situation. L'action est individuelle et collective à la fois. En effet, le bouddhisme enseigne la responsabilité personnelle, donc l'autonomie de l'action et de l'initiative. Lorsque des groupes entiers de gens s'activent dans ce même esprit de responsabilité alors ils sont capables d'obtenir des résultats tout à fait étonnants. Le propos apparaît utopique mais j'en veux pour preuve l'action des ouvriers de Buenos Aires. Et ce n'est là qu'un exemple parmi de nombreuses autres initiatives similaires partout dans le monde.

En 2000, après l'effondrement des banques d'Argentine, plus du tiers de la population de Buenos Aires s'est retrouvé au chômage sans aucune perspective de travail pour des années. Les grandes industries avaient fermé leurs portes. Les industriels avaient pris la fuite avec leurs capitaux et le pays était dans une situation difficile à imaginer. Les gens avaient perdus toutes leurs économies, ne pouvaient retirer de l'argent à la banque faute de liquidité, faute de banques... Pourtant, certains ne se sont pas laissés démonter.

Dans le centre de la capitale, un groupe de femmes a décidé de reprendre le travail dans un atelier de couture alors fermé. Elles se sont appropriées l'endroit, l'ont occupé, puis se sont remises à travailler et à fournir des vêtements à des boutiques du coin. Sans argent, sans aide et sans employeurs, elles se sont appuyées sur le tissu social local et ont remis sur pied une activité professionnelle. Responsables et autonomes, elles se sont organisées en coopérative de manière démocratique et ont démarré un mouvement qui a vu fleurir plus de 500 coopératives du même type dans la région. Et quand les industriels sont revenus pour réclamer leurs propriétés, toutes ces coopératives ont résisté.

Cette épopée humaine relatée dans le documentaire de Avi Lewis et Naomi Klein, The Take, fait une démonstration très claire de l'esprit de responsabilité et d'autonomie dont les individus peuvent faire preuve et cela en dehors de toute considération de statut, de classe, de naissance, de culture ou de religion. On y voit comment l'action individuelle de chacun, préalable obligatoire à la réussite, peut se fédérer dans un mouvement cohérent à visage humain.

Renouer avec le travail passe par une démarche personnelle, une introspection, un exercice spirituel. En opérant cet exercice, il nous faut surmonter les souffrances de la perte de l'identité, de l'exclusion de la communauté et déjouer la tentation de la plainte afin de découvrir notre lien authentique et unique avec le travail. Ce travail n'est plus ressentit comme un simple marchandage commode, mais comme une raison d'être qui dépasse les intérêts de ceux qui nous emploient ou nous exploitent. Ce travail devient une seconde nature et illustre alors parfaitement l'analogie de Nichiren entre la pratique du Sûtra du Lotus et le service envers son seigneur.

En considérant le temps précieux que nous passons à travailler, il est crucial d'avoir une considération particulière pour le type, le lieu et la nature du travail, autant que pour les gens que nous serons amenés à y côtoyer. Nous ne donnons pas notre vie pour rien, alors nous devons avoir le plus grand soin de cette facette de notre vie quotidienne. Lorsqu'elle vient à manquer, nous avons la responsabilité personnelle de considérer le lien au travail à la lumière d'une représentation globale et universelle du travail. L'absence de travail n'est ni un châtiment ni une punition. Elle n'est pas la preuve de notre manquement ou de notre incompétence ou de notre incapacité.

L'absence du travail dans notre vie naît d'un déséquilibre entre soi et le monde en mouvement. Elle est le signal qu'il y a quelque chose à comprendre qui nous permettra non seulement de renouer le lien avec le travail et ses bienfaits multiples mais aussi à découvrir tout un aspect de notre propre personnalité qui serait resté dans l'ombre si le travail n'avait pas manqué. Car ce qui nous manque quand le travail fait défaut ce n'est pas le fruit de ce dernier. Ce qui nous manque véritablement c'est la graine qui donne ce fruit.

Ainsi le travail n'est pas un moyen, un expédient ou un artifice pour obtenir des bénéfices, des bienfaits ou un quelconque profit. Le travail est une des nombreuses modalités d'expressions de soi, de sa sensibilité, de sa créativité, de sa valeur propre en tant qu'être humain dans une communauté d'autres êtres humains. Ce billet n'a pas pour objectif de donner une recette à ces deux millions d'êtres humains qui n'ont pas à ce jour pu exprimer pleinement qui ils et elles sont. A travers les nombreuses pistes de réflexion qui le jalonne, j'espère qu'ils et elles commenceront à se dire qu'ils ne sont pas seuls mais des millions à désirer renouer avec le travail. Une telle force humaine conjuguée peut produire des effets prodigieux, pourvu qu'un grand nombre aient le même cœur. Et que dans ce même cœur résonne la réalité fondamentale de toutes les activités humaines que j'ose déclarer de manière lapidaire en quelques mots : le travail, c'est nous. Le travail, c'est moi...

| De la magie dans la pratique du bouddhisme |

Que l'on soit cérébral ou intuitif, raisonnable ou excentrique, déterministe ou inspiré, que l'on y croit ou que l'on n'y croit pas, le pouvoir de la Loi de Nam-Myoho-Renge-Kyo dépasse les mots et la pensée. La récitation du Daimoku du Sûtra du Lotus ne laisse personne indifférent et ne manque jamais de susciter des effets en nous, chez les autres et dans l'environnement, souvent de manière inattendue.

Arthur C. Clarke, l'auteur de 2001 Odyssée de l'espace avait déclaré un jour que : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. » En effet, cette magie fait partie de notre monde technologique dominé par les sciences dites exactes. Elle est partout, derrière chaque événement quotidien que nous sommes incapables d'expliquer. Comment la lumière naît-elle d'une ampoule ? Comment la fée électricité fait parvenir du courant dans toute la maison ? Comment l'eau courre-t-elle ? Comment l'essence explose-t-elle dans le moteur sans faire brûler la voiture ? Comment l'ordinateur fonctionne-t-il ? Ce n'est pas de la magie me direz-vous, car chacun de ces exemples a une explication rationnelle, scientifique, qu'il est possible de connaître si on s'en donne la peine ou bien que l'on reçoit une formation adéquate. Pourtant, malgré cette mythologie qui voudrait que les sciences seraient en mesure de tout expliquer, 90% des phénomènes de l'univers n'ont pas d'explications définitives. Nous devons nous contenter de théories, de modèles et d'hypothèses. Et il en va de même pour tous les phénomènes terrestres.

Sur notre bonne vieille planète, les autorités de tous pays ont beau multiplier les rapports, alerter la population et produire une quantité incroyable d'informations sur les changements climatiques, il reste que personne ne sait aujourd'hui prévoir, dire ou expliquer comment ces changements climatiques affectent exactement la planète, sa faune, sa flore ou l'humanité qui la peuple. En fait, nous ne savons que très peu de choses et seulement des choses qui nous touchent directement comme, par exemple, que la fonte des glaces du Groenland risque de faire monter le niveau des mers et que c'est une menace pour les villes côtières du monde entier et par extension pour les zones portuaires et pour l'ensemble du dispositif économique maritime. Comme le disait de façon sarcastique le philosophe Bertrand Russel : « Ce que les hommes veulent en fait, ce n'est pas la connaissance, c'est la certitude. »

C'est bien ça le problème : la somme de nos connaissances, aussi colossale soit-elle, ne couvre que le savoir qui nous est utile et cela ne représente que très peu de choses. C'est ainsi que l'on a pollué l'atmosphère au dioxyde de carbone issu du charbon pendant deux siècles sans jamais se poser de questions sur les interactions avec l'environnement, ou à plus proprement parlé, l'écosystème qui nous maintient en vie. Encore aujourd'hui, nous jetons 438 kg de déchets de toutes sortes par personne et par an sans nous demander réellement comment ces 26 millions de tonnes d'ordures seront stockées, traités, recyclées et surtout quel genre d'impact cela aura sur notre qualité de vie. Mais la magie quotidienne est à l'œuvre. Il nous suffit de déposer le sac d'ordures dans la poubelle de l'immeuble et le lendemain il s'est volatilisé.

« Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien », disait le maître de Platon. La plupart des chercheurs s'accordent sur ce principe socratique que notre connaissance met en valeur toujours davantage notre ignorance du monde. Pourtant, la plupart des gens continuent de se représenter le monde comme fini, comme connu, comme domestiqué. Ces certitudes forment une sorte de croyance illusoire que l'univers est une formidable machinerie certes complexe mais parfaitement et complètement explicable. Rien n'est plus faux.

C'est à ces certitudes sur le monde que se heurtent les expériences de pratique. En effet comment expliquer que la récitation d'un mantra du 13e siècle puisse avoir des effets aussi divers que trouver du travail, éviter un accident, survivre à une épreuve dramatique, rencontrer l'âme sœur, ou tout simplement régler quelque problème bassement matériel du quotidien ? Cette relation causale que nous percevons tous à un moment ou à un autre de notre propre itinéraire de pratiquant semble dévoiler un autre monde que celui expliqué par la science. Dans cet autre monde, il serait possible de contourner les limites ou les chemins tracés par les sciences et d'obtenir les effets voulus. A l'image de la lampe d'Alladin, le Gohonzon (objet de culte de la Soka Gakkai) et la récitation du Daimoku procureraient le moyen de réaliser des vœux, à condition bien sûr d'être clair dans l'énoncé afin de ne pas être trompé sur le résultat par le génie...

Dès lors s'opposent deux conceptions apparemment antagonistes, celle du pratiquant, ou plutôt du croyant, et celle de l'incroyant. Ce dernier est impuissant face aux événements qu'il doit subir avec bon cœur à défaut de bonne fortune. Le croyant, lui, détiendrait un pouvoir réellement magique, celui de réaliser ses vœux. Il n'aurait donc pas à souffrir les aléas de l'existence. Il pourrait dans une certaine mesure en devenir l'artisan et commander à ces mêmes événements. Malheureusement, ça ne marche pas à tous les coups. Si le génie s'active, souvent il pervertit les vœux ou tout simplement les annulent. On a beau prier, égrener les Daimokus, rien n'y fait, rien ne se passe. La magie devient alors inopérante et nous revoilà plongés dans le monde déterministe où il est impossible de dépasser les limites.

Nombre de croyants usent de stratégies multiples pour se donner le change lorsque la pratique (la récitation du Daimoku) ne se conclue pas par l'objectif qu'ils ou elles s'étaient donnés. Le premier de ses stratagèmes est la qualité insuffisante de la prière, que ce soit en quantité, en qualité ou en sincérité. « Je n'ai pas assez pratiqué » entend-on. Le deuxième, plus subtil, met en doute la validité ou la valeur du vœu, ou de l'objectif fixé. « Ce n'est pas ce que je voulais vraiment » devient la phrase rituelle. Un troisième stratagème relève de la fiction en émettant l'hypothèse que le vœu amenait avec lui un ou plusieurs effets négatifs invisibles. Cela donne quelque chose comme : « j'ai été protégé de mon propre désir » ou « en fait, si je n'obtiens rien, c'est une protection du Gohonzon... ». Bien souvent ces artifices remettent à plus tard la mise en évidence de la preuve manifeste de l'échec et que ce dernier était en fait une sorte de d'épreuve, de protection, ou de manque.

Que l'on soit croyant ou pas, la réalité est que la science ne nous dit que peu de choses exactes sur le monde dans lequel nous vivons. Et ce que la science nous dit est partiel, orienté et ne concerne que ce qui nous est utile dans l'immédiat. La science échoue à prédire l'histoire même si elle est capable de concevoir des scénarios. De l'autre côté, la spiritualité n'est pas une lampe d'Alladin qui permet d'obtenir tout ce que la logique nous dénie. L'efficacité de la science comme de la spiritualité reposent sur la perception que nous avons des choses qui nous entourent. La qualité de perception est l'un des traits majeurs de notre capacité à vivre pleinement et librement dans ce monde. Le deuxième trait majeur est la force vitale et la sagesse, qui sont constamment confondus avec la bonne fortune.

Essentiellement, la récitation du Daimoku apporte deux bienfaits : la purification des six racines et la manifestation de la force vitale. La première, comme je l'ai ébauché, permet de raffiner la perception que nous avons du monde et ainsi de prendre des décisions les plus adaptées aux circonstances que nous rencontrons dans notre existence quotidienne. Cette purification permet également de construire une représentation du monde, de l'univers, qui tient compte de la réalité fondamentale et non simplement des conceptions que nous projetons sur lui. Ainsi la purification des six racines (les cinq sens et la conscience) permet de percevoir un seul et même monde dans lequel coexistent toutes les représentations de tous les individus.

En réalisant cette purification des six racines, la conséquence manifeste est l'augmentation de la capacité de capter et d'employer la force vitale. Chacun d'entre nous, sans même pratiquer, est capable de capter et d'employer de la force vitale. Mais en tant que simple mortel, nous ne disposons que d'une quantité assez limitée de force vitale. Cette quantité dépend essentiellement de son ouverture d'esprit, de son assurance, de sa connaissance de soi-même et de ses ressorts intérieurs, de ses expériences et de sa capacité de réflexion. C'est John Locke, philosophe anglais du 17e siècle qui nous donne, dans son Essai philosophique sur l'entendement humain, la mesure de ces limites : « La connaissance de l'homme ne saurait s'étendre au-delà de sa propre expérience ». Ainsi ce sont nos limites individuelles qui déterminent la quantité de force vitale que nous pouvons capter et employer. Et nous savons combien il est difficile à la plupart d'entre nous de dépasser nos limites individuelles.

C'est en purifiant les six racines qu'il nous est possible de manière détachée et sans contrôle de capter et d'employer une quantité considérable de force vitale afin de réaliser des objectifs, des souhaits, que nous avons à l'esprit. La foi soulève des montagnes, dit un autre adage. Il est clair qu'une personne résolue, animée d'une passion ou d'un but précis, qui met en action la pratique du Daimoku verra la quantité de force vitale dont elle a besoin augmenter en proportion. Cette expérience fonctionne d'autant mieux si l'on n'exerce aucune sorte de contrôle ou de manipulation. « L'harmonie n'exerce pas de contrôle » nous rappelle Daisaku Ikeda en citant le philosophe Bergson. En effet, la purification des sens et de la conscience a pour conséquence directe d'harmoniser nos sens, et par extension notre vie entière, avec la réalité complexe formée par toutes les vies. Cette harmonie échappe à la tentative de contrôle que peut exercer la pensée et il n'y a pas de mots qui puissent la cerner et la restituer dans son infinie complexité.

A posteriori, quand le bienfait (jap. kudoku) se manifeste, notre analyse de simple mortel nous donne cette forte impression de magie. On décide, on pratique et le bienfait se matérialise. Cela ressemble drôlement à la lampe du génie. Mais il n'en est rien. Nichiren Daishonin dit dans le Recueil des enseignements oraux (Ongi Kuden) : « le bienfait (kudoku) équivaut à la purification des six organes des sens. Moi et mes disciples, en récitant Nam Myoho Renge Kyo, nous obtenons la purification des six racines » (G.Z. p. 762). La purification des six racines est le véritable et seul bienfait. Le reste, les résultats matériels et immatériels de la pratique du Daimoku ne sont que la preuve de la purification des six racines. Nul besoin de lampe, nous sommes nous-mêmes le génie.

Nichiren Daishonin explique, toujours dans le Recueil des enseignements oraux, le sens fondamental de ce qu'est un bienfait (jap. kudoku) et de ce que représente la purification des six racines : « Ku signifie l'apparition du bonheur et la disparition du malheur. Toku (doku) signifie acquérir un mérite. Kudoku désigne l'atteinte de la boddhéité sans changer d'apparence, ou la purification des six organes des sens » (G.Z. p. 762). Par la récitation du Daimoku, le simple mortel ouvre sa propre vie à la vie et à la force vitale du bouddha qu'il est. Loin d'être un rituel ou une incantation magique, cette pratique concrète est en soi l'éveil et produit toutes sortes de résultats matériels et immatériels. Elle permet de faire personnellement l'expérience de l'état de bouddha, un état de bonheur absolu dans lequel aucun vœu ne reste sans réponse.

Daisaku Ikeda définit ce concept d'absolu dans sa conversation autour du Sûtra du Lotus : « On l'appelle "absolu" parce qu'une personne dans cet état de vie est capable de comprendre le sens de tout ce qui se produit, dans la vie comme dans la société ; on peut l'appeler également sagesse. Quoiqu'il advienne, l'esprit de cette personne demeure calme et inébranlable ; c'est sa force intérieure ; "absolu" aussi parce que l'on peut faire jaillir librement cette sagesse et cette force intérieure des profondeurs de sa vie lorsque cela devient nécessaire » (La Sagesse du sûtra du Lotus, vol. 4, p. 25, ACEP).

Ainsi la perspective magique est celle du simple mortel qui se laisse guider par ses sens limités et sa connaissance partielle du monde. La perspective bouddhique dépasse cette compréhension limitée pour permettre à l'individu de voir le monde tel qu'il est et non à travers du prisme de ce qu'il l'imagine ou de ce qu'il le projette. Cette qualité de perception engendre une capacité pour ainsi dire illimitée de sagesse et de force vitale. C'est grâce à cette nouvelle manière de percevoir le monde et nous-mêmes que nous sommes en mesure de procéder à une authentique révolution intérieure qui a des répercussions sur tout ce qui nous entoure de près ou de loin. L'éveil consiste alors à ne pas se laisser prendre par l'illusion de la magie. Dès lors, par notre pratique, nous devenons les acteurs enchantés devant les merveilles de notre univers.

2.5.08

| Où se trouve l'état de bouddha ? |

Le bouddhisme décrit la réalité comme un état de transformations constantes et ininterrompues. Devenir est en soi la nature même des choses. Tout est en devenir, donc tout est. Ainsi, on ne devient pas bouddha, on l'est, puis on cesse de l'être, puis on l'est à nouveau.

L'état d'éveil (ou état de Bouddha) est une condition de vie, une phase dans le temps et dans l'espace durant laquelle on est éveillé et en prise au réel de façon complète, alors que les autres conditions de vie, aussi agréables ou stimulantes qu'elles peuvent être, ne sont que partielles, incomplètes au regard de l'immensité de l'existence universelle.

La condition de vie du bouddha, l'état d'éveil, pourrait être ressentie comme impraticable du point de vue strictement personnel de l'individu lambda. Comment concevoir quelque chose de l'ordre de l'universel sans se sentir instantanément diminué, voire anéanti par l'immensité de la réalité fondamentale ? Tant que l'on persiste à concevoir l'éveil d'un point de vue strictement individuel sur la seule base de ses conceptions limitées et de son expérience par définition partielle, il est pratiquement impossible de faire l'expérience de l'état de bouddha.

Les dix conditions de vie
Le bouddhisme structure les conditions de l'existence en dix états distincts, perméables entre eux, interactifs et surtout suffisamment fluides pour permettre la translation entre deux états. Cette translation s'effectue à la vitesse de la pensée. Ainsi, nous passons d'un état à l'autre au gré des événements intérieurs et des circonstances extérieures qui surviennent à chaque instant de notre vie. Ce rythme est si rapide que la plupart d'entre nous ne nous rendons pas compte de la succession des états de vie. Il est si rapide qu'il nous est difficile d'avoir conscience de la présence et de l'apparition des autres états tant nous sommes saturé par un état de vie que nous pouvons croire dominant. "C'est plus fort que moi" diront certains. "Je ne peux pas m'empêcher" diront d'autres. Tout le monde perçoit l'influence des différentes conditions de l'existence mais il est rare que les gens se penchent sur la nature de ces différents mondes.

Les dix états de vie font partie d'un modèle assez complexe de représentation de l'existence dans lequel l'origine, l'action et les conséquences de chaque manifestation s'inscrivent dans une mécanique qui régit les rapports entre les innombrables éléments qui composent l'univers. Les dix états sont mutuellement inclusifs et pendant que l'un d'entre eux est manifeste, les neuf autres continuent d'exister à l'état latent, comme en sommeil, avant de surgir au moment prochain. Avant de voir comment les conditions de vie s'interpénètrent, attardons-nous sur ces dernières telles qu'elles sont définies par le bouddhisme.

Les dix états sont divisés grossièrement en trois catégories : les états dit «inférieurs», source de souffrances et de frustrations aussi innombrables que variées, les états dit «supérieurs» dans lesquels nos désirs sont comblés apportant une satisfaction durable mais limitée dans le temps comme dans l'espace, et enfin les états que je qualifierai de «suprêmes» dans lesquels les désirs s'estompent devant des impératifs altruistes et immanents qui apaisent les pulsions et canalisent les besoins dans un rapport de totalité entre l'individu et le cosmos. Ces derniers états sont les plus rares et nécessitent de s'éveiller à la nature fondamentale tant de l'individu que de l'environnement phénoménal qui forme l'espace vital de tous les individus.

L'Enfer, la Faim, la Bestialité et la Haine
Les quatre états inférieurs sont l'Enfer, la Faim, la Bestialité et la Haine. Cette terminologie, inhabituelle par rapport au vocabulaire classique, traduit plus clairement l'expérience vécue dans ces conditions de vie inférieures.
L'Enfer est évidemment l'expérience de la souffrance et du désespoir dans laquelle plus aucune liberté d'action n'est possible. Cette expérience est souvent caractérisée par des pulsions irrépressibles de détruire aussi bien l'environnement que soi-même.

La Faim se traduit par un appétit insatiable pour tout ce qui peut être consommé : nourriture, boisson, argent, pouvoir, sexualité, etc. Cet appétit est sans limites, ne supporte aucune contrainte et ignore l'extinction.

La Bestialité est dominée par les instincts au sens propre du mot. La raison et le sens moral n'entrent pas en ligne de compte dans la capacité de jugement de nos actions. L'anticipation à moyen et long terme est purement ignorée et nous agissons en fonction de nos seules nécessités animales de prédation, de fuite, de survie et de reproduction... La Bestialité se caractérise par des relations entre individus régies par la loi du plus fort et la survie du plus apte.

La Haine se distingue des précédents états par l'émergence de l'ego. Mais ce dernier est entièrement égoïste, replié sur la satisfaction exclusive et personnelle, pervertie par une sensation aiguë de la menace que constituent les autres individus. L'ego est à lui seul la mesure de toute expérience plaçant tous le reste au second plan ou à un niveau inférieur. La reconnaissance de valeurs supérieures à soi est impossible et méprisée. La Haine ne connaît que l'oppression comme mode de relation et la domination comme seule façon de vivre. Les quatre états de vie qualifiés d'inférieurs sont des conditions d'existence prisonnières de schémas imposés par les circonstances, qu'elles soient culturelles ou biologiques. L'individu ne parvient à se soustraire à l'une qu'en tombant systématiquement dans l'autre. Les textes bouddhiques font référence à ces conditions de vie sous le terme de Quatre mauvaises voies, ou Quatre voies négatives.

La Tranquillité, le Ravissement, l'Apprentissage et l'Accomplissement
Les états de vie «supérieurs» se caractérisent tous par une tentative de mise en équilibre entre l'ego (la conscience de soi) et les autres composantes de l'existence, c'est-à-dire les autres individualités et l'environnement. Bien qu'étant des expériences plutôt positives de l'existence, ces conditions de vie sont contraintes à la fois par des limitations physiques (biologie, génétique, climat, écosystème) et des limitations abstraites (culture, langage, relations inter-individuelle, histoire, psychologie). Ces conditions de vie sont la Tranquillité, le Ravissement, l'Apprentissage et l'Accomplissement. Une fois de plus la terminologie employée échappe aux classifications conventionnelles pour traduire la nature de l'expérience existentielle.
La Tranquillité est une expérience du point d'équilibre dans lequel l'ego n'est plus submergé par les quatre états de vie «inférieurs» mais trouve un moyen temporaire de les neutraliser. L'équilibre établi est précaire et menace toujours de basculer à nouveau dans les Quatre mauvaises voies, cependant l'individu expérimente le répit, et par extension une forme de tranquillité momentanée. Cette condition de vie est par nature extrêmement exposée aux influences extérieures.
Le Ravissement est un moment de satisfaction pleine. L'intensité de la joie ressentie est suffisamment forte pour ne pas être gagné par l'influence négative des états de vie inférieurs. La satisfaction ainsi obtenue est éphémère et dépend d'un facteur extérieur. Elle créé l'illusion de s'exclure complètement des expériences douloureuses propres aux Quatre mauvaises voies et procure une sensation de stabilité en opposition à la Tranquillité toujours menacée par le déséquilibre. Si le facteur extérieur s'efface ou disparaît, l'individu expérimente une plongée dans l'un des cinq états de vie précédents. La force du plongeon dépend entièrement de l'intensité du bonheur qui l'a précédé.

Ces deux conditions de vie, bien que marquant une distance avec la souffrance brutale des Quatre mauvaises voies, ne sont pas moins des expériences de souffrance d'une nature plus élaborée mais tout aussi douloureuse pour l'esprit comme pour le corps. Avec les quatre états «inférieurs», ces conditions de vie forment les six voies vulgaires dans lesquelles l'expérience de l'existence est purement passive, impermanente et initiées, pour tout ou partie, par les circonstances extérieures. Elles sont vulgaires sens propre du terme en ce qu'elles forment l'essentiel de l'existence de la plupart des êtres humains ordinaires.
Les états de vie suivants diffèrent dans ce qu'ils naissent des efforts délibérés des individus à vivre une expérience formatrice en cherchant une certaine forme d'authenticité et de vérité de l'être. Ce sont des états actifs qui ont leurs limites mais où la décision de l'individu l'emporte sur les circonstances extérieures.

L'Apprentissage est l'expérience de la recherche de la vérité au travers des enseignements ou des expériences des autres. Cette condition de vie fait appel à la mémoire individuelle et collective et place l'individu au cœur d'une démarche d'accumulation, d'analyse et de synthèse du savoir. Cet état de vie fait appel aux fonctions cognitives de l'individu. L'Accomplissement, de son côté, est une expérience intérieure dont l'objet est également la recherche de la vérité mais où le moyen passe par la perception intuitive et déductive de la réalité intérieure comme extérieure. Il s'agit d'une démarche proche de l'éveil dans sa définition classique mais plutôt que de s'éveiller à la réalité fondamentale de l'univers, cette recherche s'attache à élucider la nature fondamentale de l'individu.

Ces deux états de vie, l'Apprentissage et l'Accomplissement sont appelés les Deux véhicules. Ils représentent la recherche de la vérité qui découle de l'éveil à l'impermanence des phénomènes. En faisant l'expérience de ces conditions de vie, les individus gagnent une certaine indépendance vis-à-vis des circonstances extérieures et se libèrent partiellement des contingences de la vie dans les six voies vulgaires. La discipline requise pour maintenir ces états de vie est importante et conduit parfois à la suffisance et à l'auto-satisfaction qui sont autant de freins pour un développement réel de l'être. Pendant longtemps, les Deux véhicules étaient les vecteurs principaux pour la recherche de l'illumination et la réalisation de l'éveil parfait, c'est-à-dire de la boddhéité.

La Dévotion et l'Eveil
La tradition du Grand véhicule du bouddhisme, aussi appelée Mahayana, a ouvert un troisième front dans cette recherche inlassable de la vérité fondamentale de la vie. Il est représenté par une expérience de recherche de la vérité par le désir de permettre à tous les êtres de réaliser l'éveil parfait. Il est le premier des états de vie «suprêmes» dans le sens où son expérience est en soi une forme très aboutie d'illumination dont la conclusion naturelle est l'éveil du dixième état de vie, la boddhéité.

Les deux états de vie «suprêmes» sont la Dévotion, représenté par la figure emblématique du Bodhisattva (littéralement celui qui se consacre à l'éveil) et l'Eveil, représenté par la figure, presque légendaire, du Bouddha (littéralement, celui qui s'est éveillé à la nature fondamentale de la vie universelle).

La Dévotion est manifestée par le désir irrépressible de permettre à tous les être de réaliser l'éveil à la nature fondamentale de la vie universelle. En des termes plus classiques, le Bodhisattva recherche à partager le bienfait de la Loi merveilleuse de l'existence avec tous ceux qu'il rencontre. Cette recherche représente la seul et unique mission de sa propre vie et sous-tend l'ensemble de toutes les autres activités spirituelles ou temporelles. La Dévotion s'articule entièrement sur la perception du Bodhisattva du lien qu'il entretient avec tous les éléments constitutifs de la vie et du réseau de liens qui unissent tous les êtres dans une existence commune et inter-dépendante. Une telle perception implique que l'éveil ne peut qu'être collectif et que personne ne saurait en être exclut sans mettre en péril l'éveil des autres. Cette expérience se traduit par la satisfaction qu'apporte les actes altruistes et désintéressés pour soulager la souffrance sous toutes ses formes.

A ce stade, l'enseignement du Sûtra du Lotus qualifie les neuf conditions de vie que nous venons de définir succinctement sous le terme de Neufs mondes. Cela permet de mettre en valeur le dernier des dix états, qui se distingue radicalement de tous les autres y compris le neuvième pourtant essentiellement porteur de valeurs éthiques.

L'Eveil, ou Boddhéité, est une expérience dynamique impossible à décrire ou à conceptualiser de manière complète. Cependant, il n'est pas faux de dire qu'il s'agit d'un état de liberté parfaite (et non totale) dans laquelle l'individu est capable de recevoir et d'employer tout phénomène qui l'affecte ou qui se présente à lui de quelque manière que ce soit. Mais cette qualité de liberté ne saurait définir à elle seule la condition de vie de l'éveil. La perception complète de la réalité fondamentale de la vie offre également la capacité de comprendre les mécanismes à l'œuvre et par extension de faire preuve d'une authentique sagesse et d'une bienveillance sans bornes. Dans cet état, l'individu peut définitivement résoudre toutes les problématiques sur lesquelles il butte dans les neuf autres états de vie. Dans les textes bouddhiques on trouve comme caractéristiques de l'expérience de la boddhéité : la véritable identité, une liberté parfaite vis-à-vis des liens du karma à travers l'éternité, une existence dépouillée de toute forme d'illusion et un bonheur sans limites.

Les dix conditions de vie ne suivent pas un schéma d'empilement linéaire. Il ne s'agit pas d'une graduation de l'expérience de la vie mais bel et bien d'une superposition de sphères de perception. Dans l'Enfer, tous les phénomènes sont perçus comme douleurs physiques et mentales, alors que dans la Haine, tout est question de menace, de contrôle et de terreur. Dans l'Apprentissage, tout ce qui survient est information et savoir, et dans la Dévotion, tout est bienveillance et opportunité de développement, d'épanouissement. Les dix états de vie sont comme un arc-en-ciel où les couleurs se mélangent sans pour autant se substituer les unes aux autres. Les neuf premiers états sont comme les nuances visibles et le dixième est la lumière elle-même qui produit toutes les teintes.

On comprend à travers cette catégorisation des différents degrés d'expérience de l'existence que l'individu tente, au travers de sa pratique du bouddhisme, de faire en sorte que son état de vie dominant soit davantage dans les états «supérieurs», voire «suprêmes», plutôt que dans les affres des conditions négatives. L'objectif final du bouddhisme étant l'éveil (la boddhéité), le pratiquant recherche, par dessus tout, à expérimenté l'état d'Eveil (ou état de Bouddha) afin de se libérer des chaînes qui l'entraînent dans les cercles vicieux et répétés de son karma. Cette démarche de libération intérieure vis-à-vis de la souffrance constitue l'essentiel de la pratique du bouddhisme.

| Qu'est-ce qu'un bouddha ? |

Bouddha est certainement le terme le plus utilisé et le plus mystérieux du vocabulaire bouddhique. Dans l'imaginaire des néophytes comme de beaucoup de pratiquants, le bouddha est une figure de légende, mythique, auréolée d'une connotation presque divine. Rien ne saurait être plus loin de la vérité.

Bouddha désigne une personne qui s'est éveillée au principe fondamental de la vie, qui perçoit la véritable nature de tous les phénomènes et qui contribue à permettre aux autres de réaliser un état d'éveil de même intensité que le sien. En Inde, le terme bouddha était à l'origine un nom commun pour désigner un "éveillé" ou un sage illuminé, alors qu'en bouddhisme le même terme désigne celui ou celle qui s'est éveillé au principe fondamental de la vie.
Dans la tradition Hinayana, aussi intitulé "Petit véhicule", le terme désigne celui qui est entré dans le Nirvana, état dans lequel et le corps et l'esprit ont cessé d'être, ou plus précisément ont été éteints comme les braises d'un feu de foyer.
Les principes de la tradition Mahayana, aussi appelée "Grand véhicule" enseignent généralement que l'on devient bouddha, que l'on s'éveille après avoir éradiqué les illusions de ce monde au bout d'une période immensément longue de pratiques austères et méritoires, et dont la progression est marquée par l'obtention des trente deux attributs caractéristiques des bouddhas.
La tradition du Sûtra du lotus propose une définition du bouddha comme celui ou celle qui est doté des trois vertus de souverain, maître et parent, qui est éveillé à la véritable nature de tous les phénomène et qui enseigne cet éveil au gens afin de leur permettre de se libérer des souffrances endurées dans ce monde. Nichiren, moine du 13e siècle, propose une lecture du Sûtra du lotus qui décrit le bouddha des derniers jours de la loi, période de corruption spirituelle au cours de laquelle les enseignements du bouddha historique, Gautama, sage des Shakyas, n'ont plus aucune efficacité. Ce bouddha des derniers jours est le bouddha originel, dans le sens de modèle original, doté des trois propriétés (ou trois corps) du bouddha, manifestant les trois vertus (souverain, maître et parent) mais apparaissant sous forme humaine pour exposer la loi merveilleuse contenue dans le Sûtra du lotus.

Pour simplifier le propos de Nichiren, le bouddha des derniers jours est un homme ordinaire capable de manifester la sagesse du Sûtra du lotus dans sa vie quotidienne afin de faire la démonstration que tout un chacun peut réaliser l'éveil au principe fondamental de la vie.

A travers l'évolution du bouddhisme en fonction des cultures et des époques qu'il a traversé, le concept de bouddha est passé d'un idéal symbolique et intellectuel presque inconcevable humainement à une réalité spirituelle manifeste articulée sur la foi et accessible à tous indépendamment de leur diversité. Cette extraordinaire proximité de l'éveil fait la singularité du bouddhisme de Nichiren et sa différence réelle avec la majeure partie des autres écoles issues de la tradition bouddhique indienne et chinoise.

Nichiren évoque cette proximité avec l'éveil dans sa lettre sur L'Atteinte de la boddhéité : « Ainsi le Sutra Jomyo révèle que l'Eveil du Bouddha se trouve dans la vie humaine, montrant que de simples mortels peuvent devenir bouddha et que les souffrances de la naissance et de la mort peuvent se changer en nirvana. Il y est dit encore que, si le cœur des hommes est impur, leur terre est impure, mais si leur cœur est pur, leur terre l'est également. Ainsi, il n'y a pas deux sortes de terres, pure et impure en elles-mêmes. Il n'y a que la pureté ou l'impureté de notre cœur. » (Lettres et traites de Nichiren Daishonin, T1, p.3, ACEP) Il ne s'agit pas ici de dire qu'être bouddha est une simple question de point de vue. Ce que Nichiren met en lumière dans ce court passage c'est notre propre capacité à produire les circonstances de la réalité quotidienne et la façon d'être et de percevoir cette réalité à la fois individuelle et collective.

Il est difficile de croire que nous chacun de nous puisse manifester la sagesse, ou la force vitale, ou la capacité d'action du bouddha dans sa vie de tous les jours. Pourtant, Nichiren ajoute, toujours dans la même lettre : « Il n'y a pas de différence entre un bouddha et un simple mortel. Dans l'illusion, on est simple mortel, mais, une fois éveillé, on est bouddha. » (Lettres et traites de Nichiren Daishonin, T1, p.3, ACEP) Il déclare ainsi que le bouddha n'est pas une créature supérieure ou extraordinaire. Il n'est pas un être doté de pouvoirs surnaturels ou de caractéristiques dignes d'un film hollywoodien. Le bouddha est un individu éveillé à la nature fondamentale de la vie et donc imperméable à la seule apparence des choses de l'existence. Il ou elle manifeste et expérimente, instant après instant, une condition de vie permettant de se libérer des illusions et de détruire les ténèbres de l'ignorance fondamentale qui engendre stupidité, voracité et violence. Cette condition de vie est appelée : état de bouddha.

| L'argent et ses petits tracas |

L'argent appartient à ces sujets qui, comme les oursins, sont difficiles à attraper sans s'y piquer. Alors qu'il s'agit, dans nos sociétés libérales et capitalistes, du nerf de la guerre comme de la paix, le sujet reste muet et personne n'ose vraiment répondre aux questions soulevées quant à la place de l'argent dans le bouddhisme.

Le bouddhisme considère le monde qui nous entoure selon une double perception. Celle du simple mortel ne voit que l'apparence des choses et la force des désirs. Celle de l'éveillé ne voit que la nature fondamentale des choses et la force de la croyance. L'argent (dont je parlerais dans un prochain article sur le Forum du bouddhisme Soka) est une affaire de croyance. On peut même dire que l'argent n'est que croyance.

Quand vous donnez un billet de banque de cinq euros à votre boulanger contre une baguette de pain et des croissants (et la monnaie... merci !), il croit, à raison, que la banque acceptera le billet de banque et qu'ainsi elle créditera une ligne de compte portant son nom dans ses registres de la dite somme. D'un côté vous donnez du papier imprimé dont l'utilité première est indéfinissable, de l'autre vous recevez une baguette de pain et des croissants que vous pouvez manger et qui vous nourrissent. L'argent est donc une promesse commune (celle de la banque, celle de l'état, la vôtre et celle de toute la population du pays) que la valeur du vulgaire bout de papier sera respectée par tous. Tel est le pouvoir symbolique de l'argent...
Cette vision simple et dénuée de subtilités est une vision «éveillée» de l'argent.

Pourtant, l'illusion est forte de croire que l'argent a un pouvoir particulier. Avec 5 euros, c'est la baguette et les croissants. Avec 50 euros, ce sera le bloc de foie gras et la bouteille de champagne. Avec 500 euros, ce sera une semaine à Marakesh. Et que dire de 5 000, de 50 000 ou de 500 000... La valeur symbolique se confond alors avec la valeur d'achat. L'argent n'est plus un moyen commode pour échanger des biens. Il devient une échelle de valeur, un mètre étalon, une référence matérielle. L'argent du simple mortel est la promesse de la liberté, de la libération des servitudes et des limites. En avoir ne signifie pas seulement être riche. En avoir donne la mesure du pouvoir personnel, de la liberté vis-à-vis des règles et des conventions, de l'indépendance par rapport aux autres et à l'environnement.

La vision du simple mortel fait de l'argent son maître, la force vive de sa vie et la cage dorée qui l'emprisonne.

Ainsi l'argent n'est ni bon, ni mauvais. Tous ceux qui se savent condamnés par la médecine ou qui sont accablés par l'isolement et la misère du cœur savent bien que l'argent ne fait pas le bonheur pas plus qu'il n'y contribue. L'argent est un commodité intelligente et collective qui démontre notre génie humain et notre capacité à croire ensemble à un même principe symbolique. L'argent n'est pas chargé de peine, ni de mérite, ni d'autre vertu que celle d'être suffisamment léger et mobile pour faciliter la vie de tous et de toutes dans leurs relations d'échanges commerciaux. Le profit réside donc dans la qualité propre de l'argent et non dans ses quantités. La liberté provient alors de notre capacité à ne pas lui attribuer d'autre vertu et à en faire usage selon une ligne de conduite, une éthique, une conscience motivée par l'éveil et la bienveillance. La liberté repose également sur la responsabilité personnelle d'accepter les règles d'usage qui entourent l'argent : ne pas en déposséder autrui par la force ou par la ruse. Cela signifie d'accepter de jouer le jeu du monde du travail, des entreprises et de l'économie tant que ces dernières ne dérogent pas à ces mêmes règles communes.

Il ne tient qu'à chacun de nous que l'argent ait une valeur. Sans notre croyance, l'économie monétaire s'écroule. Sans notre adhésion, les systèmes bancaires disparaissent purement et simplement. Sans argent, ce qui se nourrit de l'argent meurt. Il convient donc d'apporter le plus grand soin aux activités commerciales, aux transactions, aux achats et aux ventes que nous faisons, si petites, si ridicules soient-elles.

Quand Nichiren recevait des dons, il ne manquait jamais de les mentionner en tête de lettre afin, à la fois, de confirmer leur livraison et de démontrer sa reconnaissance pour le don ainsi fait. Et lorsqu'il lui était demandé s'il fallait exiler ou massacrer les mauvais moines et les diffuseurs de croyances erronées, il répondait qu'il suffisait seulement de ne pas leur faire de dons d'argent. Cette leçon vaut pour les temps modernes et pour d'autres diffuseurs d'illusions et marchands de bonheurs improbables...

La relation à l'argent est terriblement compliquée et nécessite une constante remise en question. Elle est source de terribles angoisses et en des temps comme les nôtres, cette relation est une authentique et légitime souffrance. Il est donc important de la rendre la plus claire possible. Ni mépris, ni désir ne sont nécessaires vis-à-vis de l'argent. Comme l'électricité, l'argent est partout. Il dépend de chacun de nous d'en tirer bénéfice, mais dans une mesure humaine, sans excès. Des trois trésors, celui du grenier a moins de valeur que celui du corps, qui en a moins que celui du cœur. Mais il n'en demeure pas moins un trésor. Ce qui est donc important, ce n'est pas, à mon avis, le regard du bouddhiste sur l'argent, mais comment nous définissons un trésor...

| La foi bouddhique : une façon d'être |

Le langage populaire considère généralement la foi comme une adhésion indéfectible et indiscutable à un ensemble rigide de dogmes et de rituels. La foi est ainsi perçue comme une confiance aveugle et déraisonnable, ne laissant place ni au doute, ni à l'autonomie.

Dans la langue française, le terme foi a deux sens proches mais subtilement différents. Le plus communément admis est celui de l'assentiment. On a foi dans quelqu'un ou quelque chose, c'est-à-dire que l'on accorde sa confiance à telle chose ou à telle personne. Par extension, cette idée dominante de l'assentiment conduit à la foi religieuse. La définition de la foi spécifiquement religieuse est la croyance aux dogmes de telle religion, ce qui signifie une adhésion ferme et entière à l'esprit de l'enseignement religieux ou bien à l'objet du culte religieux. L'assentiment est une idée philosophique complexe et ancienne qui veut dire à la fois : croire, partager l'avis ou le sentiment, adhérer et consentir. L'assentiment est un mouvement de l'esprit et pas toujours traduit en action. En fait, on peut donner la foi, donner son assentiment, sans pour autant faire suivre ce dernier par une action concrète ou manifeste. Ainsi la croyance est une activité ou une disposition spirituelle, intérieure, qui ne nécessite pas de preuves pour être ressentie. Par opposition, l'acte inverse de la foi est la négation de la confiance, la défiance, le rejet intellectuel de l'objet de la croyance et donc la mise en doute. A la bonne foi on oppose la mauvaise foi, une croyance défaillante dans laquelle le rationnel et la réflexion induisent des éléments discutables qui remettent en question l'ensemble des dogmes ou des objets du culte. En Occident, on oppose alors l'adhésion ferme et entière qui ne connaît pas le doute à l'examen systématique et objectif qui remet en question les termes de la confiance. Pour faire simple, d'un côté il y aurait la foi du charbonnier, de l'autre il y aurait le doute systématique du scientifique.

Le sens second et plus ancien de la foi provient de la notion d'engagement. Foi signifie alors la promesse ou l'assurance de tenir un engagement. C'est ce sens particulier que l'on retrouve dans le serment des vassaux à leurs seigneurs au temps de la féodalité. Foi équivaut à la garantie, à l'assurance qui résulte d'un engagement personnel envers quelqu'un ou quelque cause. On retrouve cela dans le vocabulaire juridique moderne sous la forme de la déclaration sous la foi du serment ou encore le témoignage qui fait foi. Le serment est une notion encore plus ancienne dont les premières traces écrites remontent au Haut Moyen-Âge mais dont on présume qu'elle trouve son origine dans l'Antiquité la plus reculée. Il dérive du sagrament, une affirmation ou une promesse qui prend à témoin un être ou un objet sacré. Le terme provient lui-même du latin sacramentum, le sacrement. Le serment a donc un caractère sacré et met en jeu l'honneur et l'intégrité de celui ou de celle qui le prononce. C'est un acte manifeste et s'inscrit au cœur de la loi des hommes. Ainsi on retrouve nombre de corporations qui fondent leur exercice sur le serment : médecins, magistrats, fonctionnaires, prêtres, soldats, etc. A l'opposé de ce sens ancien de la foi, il y a le parjure et la trahison, le faux serment. Ce n'est plus la croyance, objet abstrait et intellectuel, qui est mise en doute, mais c'est l'honneur et l'intégrité de l'individu en tant que personne digne de foi. L'engagement que recouvre la notion antique de foi a la valeur d'un contrat moral et social qui lie l'individu aux autres de diverses façons. Contrevenir à ce contrat c'est donc contrevenir aux règles qui unissent les individus d'une même communauté. D'un côté, il y a l'honorable citoyen, de l'autre le criminel sans foi ni loi.

Notre pensée est façonnée par notre langue et sa grammaire. Elle nous dit comment comprendre les mots et comment les interpréter dans leurs usages. Ainsi la foi a, pour nous francophones, ce double sens d'adhésion indivise et de contrat moral. Les traditions religieuses occidentales qui sont les nôtres reflètent parfaitement cette double contrainte. Elle est le ciment sur lequel se sont construites nos institutions civiles comme religieuses et forme le socle de notre législation et des règles sociales que nous avons adoptées.

La foi bouddhique, ou plutôt la foi à la lumière du bouddhisme, procède d'une toute autre approche. Le terme de foi est difficile à associer au bouddhisme dans un contexte occidental. Pourtant la notion de foi est intrinsèque à l'enseignement bouddhique. En Pali, la langue parlée vernaculaire de la plupart des textes bouddhiques indiens, c'est le terme sadha qui se traduit par la foi. Mais le même terme traduit également les notions de confiance, de clarté ou de dévotion. Littéralement, sadha signifie placer son cœur sur quelque chose. Plus généralement, la foi bouddhique définit le moment qui précède l'expérience, ce moment où l'on se dit que cette expérience intime répond à une recherche plus profonde qui réside en nous depuis toujours. Nous sommes habités par cette sorte de foi à chaque instant du jour ou de la nuit. Suivant ce principe, sans elle, il serait vraiment difficile de tout simplement sortir de son lit et de vivre. C'est cette pulsion vitale que recouvre la notion de foi bouddhique. Elle est donc essentielle à toute forme de vie spirituelle. La foi bouddhique n'a pas de caractère de consentement, ni de subordination à une vérité extérieure, étrangère ou appartenant à quelqu'un d'autre. Il ne s'agit donc pas d'une adhésion aveugle à un ensemble de dogmes. Bien que la foi soit souvent ressentie par les individus comme un espace ou une disposition dans laquelle la censure est omniprésente. On ne peut pas s'affirmer, ni émettre de jugement ou de critique, ni exprimer de doutes. La foi bouddhique est aux antipodes de cette vision restrictive. La foi bouddhique commence par le courage d'avancer dans l'inconnu. Elle implique que nous acceptions le fait d'être ignorants : ignorants de l'avenir, de notre part d'inconscient, de la pauvreté de notre perception du monde... Elle s'oppose à notre envie irrépressible de tout contrôler et de chasser la peur viscérale que nous avons tous de ce qui nous est inconnu et surtout de ce qui pourrait nous apporter un changement quelconque. Surmonter cette ignorance et cette peur, se déterminer à avancer quand même et aller à la découverte de qui nous sommes en nous et dans le monde, c'est là que se construit la foi bouddhique.

Le bouddhisme ne considère pas la foi comme une commodité, quelque chose que l'on a ou que l'on n'a pas, que l'on peut obtenir ou que l'on peut perdre. Il n'y a pas de foi partielle ou de telle ou telle sorte, la bonne, la mauvaise. La vision bouddhique est de percevoir la foi comme une aventure, un voyage, qui permet l'ouverture du cœur. Elle passe par la découverte de l'estime et de l'amour de soi, puis de sa propre capacité à aller vers les autres pour étendre cette estime à l'ensemble des êtres humains. La foi bouddhique s'appuie sur une représentation du monde élargie au maximum, faite de connexions entre les individus et toutes les choses qui composent l'univers. Pour reprendre la traduction littérale de sadha (foi), il s'agit dans la vision bouddhique de placer son cœur dans la vie. Cela suppose que chacun accepte d'avoir un cœur. Il n'est pas question ici du muscle cardiaque qui régule et pompe le flux sanguin dans le réseau extraordinaire de notre système vasculaire. Le cœur est synonyme de l'esprit. C'est le terme citta (Pali) qui traduit le cœur, mais aussi l'esprit ou la capacité de ressentir des les choses, de les percevoir. Cette terminologie commune du cœur et de l'esprit détermine le siège de la foi bouddhique. Il n'y a pas en bouddhisme de clivage entre le cœur et l'esprit, mais l'esprit ne se limite pas au seul périmètre intellectuel tel que le définit la culture philosophique occidentale. L'esprit est à la fois le siège de la perception, de la pensée et de la production des sentiments, des désirs, des émotions. L'esprit en bouddhisme est un ensemble complexe et délicat qui dépasse la représentation que nous avons généralement d'une machine à fabriquer les idées et les abstractions. Cette dernière représentation n'est qu'une partie infime de l'activité et des possibilités de l'esprit.

La foi bouddhique est donc un mouvement intérieur dynamique qui tend à manifester dans le réel des résultats concrets. Elle se révèle souvent par phases successives. La première de ces phases est comparable à l'irruption de la lumière dans un endroit plongé dans les ténèbres. On pourrait l'appeler la phase brillante. La découverte de cette motivation intérieure ouvre un vaste champ de possibilités qui inonde l'esprit de perspectives encore inédites. Ces premiers pas dans la foi sont comme les premiers pas dans une relation amoureuse. Tout est beau. Tout est intense. Les moments, le temps, l'atmosphère, l'environnement ont une autre saveur. L'irruption de la foi bouddhique au cœur de notre individu est comme ce flot de sentiments irrépressibles que l'on a pour l'être aimé. Alimentée par la prière et par l'étude, par les rencontres d'autres pratiquants et de leurs témoignages personnels, la foi bouddhique gagne en profondeur et en brillance. Cette progression est traduite au travers de toutes les métaphores et les analogies que le bouddhisme propose pour décrire l'éveil : illumination, polissage d'un miroir, éclat du soleil, etc. Elle est, pour reprendre le parallèle avec la relation amoureuse, comme la découverte de l'autre et cette curiosité candide et émerveillée qui l'accompagne. A ce stade la foi bouddhique est essentiellement spontanée. L'adhésion se fait sans discussion ou pas du tout. Elle suit une sorte d'enchantement spirituel qui nous donne des ailes et nous donne l'impression que tout est possible. Les questionnements subsistent mais ils sont occultés par l'intensité et l'éclat de cette foi bouddhique toute neuve qui surgit des profondeurs de notre vie. Elle va évidemment être confrontée au réel et les questionnements vont alors se faire plus vifs à mesure que l'individu dessine les contours de sa nouvelle représentation du monde.

La phase suivante est celle de la preuve actuelle, ou manifeste. Tous les nouveaux pratiquants l'ont expérimenté à un point ou à une autre de leurs progressions dans la foi bouddhique, le réel offre une résistance plus ou moins forte à cette évolution intérieure. C'est pour cela que le bouddhisme enseigne de ne rien croire sur parole mais plutôt de tout expérimenter par soi-même et de vérifier la réalité de la foi bouddhique. Ainsi, nous entrons alors dans une phases ou consciemment nous posons des défis, formulons des projets, émettons des vœux et tentons de les réaliser. Cette phase est aussi l'encouragement du bouddha. Nichiren déclare ainsi : « Réciter le nom du Bouddha, lire le Sutra, ou simplement offrir des fleurs ou brûler de l'encens, tous ces actes seront source de bienfaits et de bonne fortune dans votre propre vie. Avec cette conviction, mettez votre foi en pratique. Ainsi le Sutra Jomyo révèle que l'Eveil du Bouddha se trouve dans la vie humaine, montrant que de simples mortels peuvent devenir bouddha et que les souffrances de la naissance et de la mort peuvent se changer en nirvana. » (Lettres et traités de Nichiren Daishonin, T1, p. 3, ACEP) Il encourage ainsi les pratiquants à mettre la foi en pratique, à l'éprouver au feu de la vie quotidienne. C'est dans cette phase de vérification de la validité de la foi bouddhique que nous nous éloignons de la vision strictement occidentale. Mettre la foi en pratique implique de mettre en doute l'enseignement, de mettre en doute ce qui nous a été transmit. Il nous faut alors le mettre en pratique, en faire l'expérience, pour vérifier par nous-mêmes le pouvoir de la foi dans notre vie quotidienne. Là où la mentalité occidentale oppose la foi et le doute, la pensée orientale fusionne les deux dans une démarche de lucidité et de recherche de la preuve. Cette remise en question est bien souvent quelque chose que nous détestons profondément, surtout à une époque de recherche du plaisir immédiat, de la réponse instantanée, du « tout et tout de suite ». Nous préférons de loin recevoir une vérité toute faite, ne pas avoir à y réfléchir ni à la valider par notre propre expérience. Notre vision occidentale de la foi nous conduit au consentement et à la fidélité, pas au questionnement et à la validation. Mais le message du bouddhisme est clair, comme le répète Daisaku Ikeda dans une phrase lapidaire et apparemment simpliste : « Le bouddhisme est le combat contre les idées reçues. »

La phase de validation de la foi bouddhique ne s'arrête jamais. Pas plus que la phase de découverte qui la précède. Ces deux phases deviennent des facettes d'un mécanisme de mise en pratique de la foi. C'est ainsi qu'une troisième phase se met en place, celle du développement du cœur. Une fois de plus il ne s'agit pas de considérer le cœur séparé de l'esprit. Car cette troisième phase de la foi n'est plus confinée à sa propre personne mais s'étend à l'ensemble des autres êtres humains. La foi bouddhique rejoint et dépasse la notion d'engagement que l'on trouve dans la définition occidentale de la foi. Elle la rejoint en ce que la foi bouddhique implique un élan moral et social vers tous les êtres humains sous la forme de la bienveillance. Cette sorte de bienveillance considère tous les êtres humains à l'aune de l'état de bouddha inhérent en chacun d'eux. Elle implique donc une attitude de respect sans limites pour la dignité du moindre individu, mais aussi du moindre animal, de la moindre forme de vie. Elle dépasse la notion d'engagement car elle n'est pas articulée sur une contrainte de serment sacré, mais sur une perception éclairée de la réalité de la vie et de la mort. Cette expérience permet de se libérer des contraintes morales pour parvenir à une adhésion complète et indivise en vertu de la nature même de l'univers et du réseau infini de liens qui relient toutes formes de vie. Nul besoin de l'injonction ou de l'exercice d'une force ou d'un pouvoir en faveur du bonheur du plus grand nombre. Ainsi dans cette phase de développement, il ne s'agit plus seulement de sa propre construction individuelle mais bien de celle de tous ceux avec qui nous créons des liens, proches ou éloignés, fins ou puissants. Nous avons foi dans notre capacité à décider et à faire et nous avons foi dans la capacité des autres d'en faire de même, unis dans un même mouvement pour le bonheur du plus grand nombre. Cette capacité de diffusion, non plus par le prosélytisme du discours mais par l'engagement solidaire et humaniste est la caractéristique la plus distincte de la foi bouddhique.

Ces trois étapes fonctionnent comme des mécanismes d'une machinerie bouddhique qui n'a qu'une seule application universelle : permettre à chacun d'expérimenter par lui-même et par elle-même la force vitale développée par l'état de bouddha. La quatrième et dernière étape de la foi bouddhique aboutit naturellement à la constitution, tout au long de la vie, d'une conviction profonde, vaste et indestructible. Profonde parce qu'elle s'enracine dans la manière d'être de l'individu. Vaste parce qu'elle est connectée à toute forme de vie et tout particulièrement aux autres êtres humains. Indestructible parce qu'elle est la matière dont sont faites les pensées, les paroles et les actions de chaque instant. Cette dernière phase n'est pas une destination finale, un point Omega où l'homme fusionne avec quelque chose de plus grand ou de plus fort. Ce n'est pas non plus un couronnement, une arrivée, la fin de la course. Cette phase est comme l'étage le plus haut d'une fusée, où se trouve la capsule qui embarque quelque astronaute vers une aventure sans fin. Car la constitution de cette conviction absolue se gagne au travers de toutes les aventures de la vie, de tous les combats intérieurs, de toutes les transformations invisibles, d'une existence au service de sa propre révolution humaine.

Nous traversons tous ces quatre phases au cours de notre pratique et de notre exercice de la foi bouddhique. Bien sûr, elles ne se présentent pas aussi simplement que ce que je viens de décrire, ni aussi simplement que Nichiren Daishonin les décrit dans son traité Sur les quatre étapes de la foi et les cinq étapes de la pratique (Lettres et traités de Nichiren Daishonin, T6, p. 233, ACEP). Mais ce qui est important c'est de se rappeler qu'il nous est difficile d'échapper à la manière dont nous percevons les mots et les notions qu'ils recèlent. Il nous faut faire l'effort de chercher les significations que ces notions avaient dans le contexte qui était le leur avant d'être importé dans nos propres courants de pensée. En soi, la foi bouddhique a été pensée et définie par les penseurs du bouddhisme comme une activité à niveau d'intervention multiple et non seulement comment une affinité spontanée et intérieure. Elle n'a pas été conçue comme le consentement à des règles et à une vérité extérieure, mais plutôt comme la manifestation de la force vitale à l'œuvre au cœur de chaque personne, animal, arbre, rocher... Je le répète : la foi bouddhique n'est pas quelque chose que l'on reçoit, que l'on obtient, que l'on possède ou que l'on peut perdre. Elle est une manière d'être dans le monde et d'interagir avec tout ce qui le compose. Au delà des dogmes et des règles religieuses, la foi bouddhique nous emmène sur un terrain plus vaste de transformations permanentes, de développements constants et d'une incroyable et prodigieuse diversité de situations. Son exercice nous permet d'écrire l'itinéraire singulier d'une vie capable de produire non seulement le bonheur personnel mais aussi de contribuer à l'épanouissement de la communauté humaine et de son environnement vital. Plus qu'une façon d'être soi, la foi bouddhique permet à chacun de nous d'être le monde.

| Les hasards du Karma |

Le hasard, la chance, la fatalité, la providence... autant de notions étranges qui échappent à la raison et se substituent à l'existence d'une puissance divine supérieure pour ne laisser place qu'à des probabilités et des statistiques. Mais quelle est donc la place du hasard dans le bouddhisme ?

"Hasard" est dérivé d'un mot arabe du Maghreb, az-zahr qui signifie en premier lieu, la chance.
La définition dure et indigeste du hasard est : « Cause, jugée objectivement non nécessaire et imprévisible, d'événements qui peuvent cependant être subjectivement ressentis comme intentionnels. » (Trésors de la langue française). Dans le langage ordinaire cela exprime un manque manifeste de causes apparentes ou intelligibles à un phénomène ou à un ensemble de phénomènes. Les choses surviennent mais nous n'en comprenons pas l'origine, ni le mécanisme, ni parfois même les conséquences. Ainsi, on invoque le hasard lorsque l'on est incapable intellectuellement de comprendre ou d'expliquer un événement qui nous arrive de manière imprévue ou improbable. On l'invoque également lorsque l'on ne peut calculer ou anticiper ce qui va se dérouler ou survenir, et encore lorsque l'on ne veut ou ne peut pas entrer dans les détails de la causalité de tel ou tel événement... En bref, l'invocation du hasard exprime l'incertitude que nous ressentons au sujet des causes et des conséquences.

Depuis la nuit des temps, la philosophie, la religion et la science sont particulièrement fascinées par le hasard. D'un côté, l'expérience spirituelle individuelle et subjective tente de découvrir des raisons, des origines au hasard lui donnant les noms de providence, de destin, de fatalité, puis plus récemment de synchronicité ou de congruence. En Orient, c'est la notion de Karma qui est associée au hasard, mais d'une manière plus complexe que nous développerons tout à l'heure. La science, pour sa part, s'est efforcée de démystifier et de démythifier les "coups du sort", les "aléas" du hasard, en démontrant que nombre d'événements étaient déterminés par des causes jusque là ignorées ou invisibles. Ainsi les sciences sociales, la psychologie, la biologie, la physique, l'écologie, etc. ont permis de transformer des phénomènes apparemment anarchiques en événements "normaux", "prévisibles", voire "logiques".

Ainsi le combat commun de la science et de la spiritualité se feraient contre le hasard, symbolisant ici l'inconnu. Cette idée persistante est de plus en plus contestée par les recherches scientifiques les plus avancées et par de nouvelles représentations religieuses de la conception de l'univers. Dans ces dernières, la prodigieuse diversité du vivant, l'incroyable complexité de la matière et l'infinie variété des relations qu'entretiennent toutes les composantes de l'univers ne manquent pas de laisser penser qu'une intelligence supérieure préside à l'harmonie et à l'évolution de ce vaste ensemble spatio-temporel. Si la plupart des théories créationnistes sont complètement contestables et parfaitement ineptes pour certaines, cette nouvelle offensive ne se situe plus dans le champ de la vérité religieuse dogmatique. Les défenseur de l'intelligent design ne sont pas seulement des religieux, il sont aussi des scientifiques, des journalistes, des élus... Les enjeux ne sont plus d'offrir une alternative à la seule vérité scientifique, mais de replacer l'homme, le vivant et la création dans un ensemble spirituel dans lequel le hasard n'est rien d'autre que cette intelligence supérieure impalpable et transcendante à l'œuvre dans l'ensemble de l'univers. Le hasard, c'est le divin, ces "voies impénétrables" que l'intellect ne peut saisir, ni énoncer. C'est ce que traduit la boutade d'Albert Einstein : « Le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito. »

De leurs côté, les scientifiques athées ne sont pas en reste et se sont emparé du hasard et de l'improbable pour en faire une partie majeure des représentations et des modèles de l'univers. Ils ressuscitent ainsi les travaux et les théories de nombreux antiques grecs déjà fascinés par les probabilités et les jeux. Le hasard n'est plus en science relégué à l'anomalie ou à l'accident dans les lois des séries. Il devient une composante intégrale de la recherche et de l'observation du monde. Il est les aléas de la mécanique quantique ou des la théorie cinétique des gaz, l'imprévisibilité des maladies multifactorielles de la médecine et de l'épidémiologie, la contingence de l'évolution du vivant dans la biologie et la zoologie, les méthodes aléatoires de la sociologie et de l'ethnologie, les probabilités de l'économie... L'incertitude est donc devenue partie de l'arsenal des mécanismes scientifiques afin de prédire les phénomènes. Jacques Monod, biologiste de renom et prix Nobel de Médecine pour ses travaux conjoints avec François Jacob et André Lwolf en génétique, résume ainsi le rôle du hasard dans le travail du scientifique : « Beaucoup d'esprits distingués, aujourd'hui encore, paraissent ne pas pouvoir accepter ni même comprendre que d'une source de bruit la sélection ait pu, à elle seule, tirer toutes les musiques de la biosphère. La sélection opère en effet sur les produits du hasard, et ne peut s'alimenter ailleurs; mais elle opère dans un domaine d'exigences rigoureuses dont le hasard est banni. » (J. Monod, Le Hasard et la nécessité, Paris, éd. du Seuil, 1970, p. 135.)

Que l'on soit scientifique ou bien religieux, le hasard semble désigner la part inconnue, encore incomprise par le premier et inconnaissable pour le second.

Mais qu'en dit le bouddhisme ? Existe-t-il une théorie du chaos ou bien un principe d'incertitude dans l'immense corpus théorique du bouddhisme, tous courants confondus ? A ma connaissance, il n'y en a pas. Ce qui ne veut pas dire que le bouddhisme rejette l'idée de hasard. Cela signifie seulement que le bouddhisme, la philosophie ou discipline de l'éveil ne consiste pas dans la démystification ou la résolution du hasard.

Le bouddhisme s'articule sur une théorie centrale dans la philosophie orientale : la théorie de l'action ou dite du "Karma". Sans revenir longuement sur le principe (qui est décrit dans l'article en lien direct sur le Forum Soka), il est important de garder en mémoire que la théorie de l'action, le Karma, est un mécanisme existentiel et non un principe scientifique. Cela signifie que toute forme de pensée, d'expression et d'acte produit des conséquences physiques dans le réel et des conséquences psychosomatiques dans les êtres. Ces conséquences ont pour effet d'engendrer davantage de pensées, d'expressions et d'actes, produisant toujours plus de conséquences dans des proportions parfaitement incalculables. Il est donc pratiquement impossible de connaître ou de comprendre les ramifications du Karma, ou plus simplement de l'influence de toutes les vies sur notre propre vie. C'est sur cette notion d'ignorance rationnelle et intelligible que le bouddhisme construit son système philosophique. Il n'y a donc pas de chose inconnaissable. Il y a juste trop de choses à connaître en une seule vie pour un seul individu.

Dite ainsi cette déclaration est particulièrement déprimante. En effet, si je ne peux connaître les raisons de mes problèmes, souffrances et frustrations, il m'apparaît évident que je ne puisse pas m'en défaire et donc que j'en sois perpétuellement prisonnier. C'est ce constat que fait le bouddha et c'est sur ce cycle que travaille sa philosophie : sortir du cycle de la souffrance pour entrer dans un cycle du bonheur. Pour ce faire, le système de pensée philosophique bouddhique propose d'utiliser la même théorie du Karma qui pourtant nous maintient dans la souffrance. En dépit des habitudes, des probabilités contraires et des facteurs inconnus qui président à l'existence humaine, la démarche bouddhique propose de travailler à construire à partir de maintenant et sans rejeter le passé, une nouvelle réalité personnelle compatible avec la réalité du Karma.

Beaucoup plus facile à dire qu'à faire, me direz-vous et vous aurez raison ! La démarche est une authentique discipline d'éveil. Il s'agit d'harmoniser la perception que nous avons du monde et de nous même avec les réalités manifestes de notre vie comme de celle de notre environnement. Cette harmonie passe par accepter le présent tel qu'il est et non à l'aune d'un éventuel passé glorieux ou d'un futur prometteur. Une fois cet état adopté et renforcé, il s'agit alors de produire un présent conforme à nos désirs de bonheur et non plus prisonniers des schémas douloureux du passé. Cette discipline se double d'un réel éveil aux liens qui rattachent notre vie individuelle à celle de tous les autres êtres humains, à celle de toute vie et plus généralement à l'ensemble des phénomènes de l'univers, y compris tout ceux que l'on ne pouvait évidemment pas prévoir ! Ainsi le système de pensée bouddhique n'accorde aucune sorte d'importance au hasard en tant que donnée inconnue ou en tant que mystère divin. La philosophie du Sûtra du Lotus, tout particulièrement, s'accorde sur le fait que le principe de vie est d'ordre mystique, mais l'élucidation de ce mystère n'est pas le moyen pour parvenir à l'éveil. Le véritable enjeu pour l'individu sur le chemin de la pratique du bouddhisme est de réformer les cycles et les séries désastreuses pour sa propre vie comme pour celle des autres, puis de produire toujours davantage de cycles et de séries créatives pour lui comme pour les autres.

Ce processus, intitulé révolution humaine par Josei Toda et très largement développé par Daisaku Ikeda, forme la base essentielle du bouddhisme Soka tel qu'il est proposé par le mouvement Soka à travers le monde. Très distinct des pratiques ésotériques de nombreux courants bouddhiques et orientaux, le bouddhisme Soka se préoccupe de la transformation intérieure des individus afin de leur permettre d'éliminer la frustration et l'impuissance dans les cycles qui animent leurs vies personnelles. Ainsi libéré, l'individu est capable de mettre en action son potentiel créatif, quel qu'il soit, et de manifester une réalité positive tant pour lui-même que pour tous ceux avec lesquels il a des liens. Dans cette démarche philosophique et éthique, le hasard est compris comme un ensemble d'opportunités de développement de sa propre vie qui permettent davantage de créativité et de production de valeurs positives.

A la question : pourquoi moi ? Le bouddhisme répond qu'il s'agit d'une "chance" de se développer encore et toujours. Au "pourquoi" le bouddhisme substitue le "comment". Au hasard, le système de pensée bouddhique donne le sens de bonne fortune. Cette dernière connaît évidemment des revers, mais ils sont également des opportunités que l'on peut encore utiliser à bon escient et finalement transformer les échecs en éléments constitutifs de la victoire. La pratique du bouddhisme n'est donc pas une tentative de résistance aux hasards, ni un moyen d'influer sur le hasard. Elle est la discipline permettant de faire face à la réalité quelle qu'elle soit et d'en tirer le meilleur profit possible dans la situation qui est la nôtre à ce moment là sans subir l'influence d'un passé douloureux ou de fantasmes de lendemains meilleurs. Au final, le hasard c'est une autre manière de regarder la vie sans s'encombrer des causes multiples de ce qui nous arrive. Les situations sont là et maintenant il faut faire avec sans les nier, les ignorer ou simplement les masquer. René Barjavel a écrit ces mot extraordinaires qui résument la recherche vaine que nous avons de vouloir influer sur les innombrables détours d'une existence : « Les hommes croient choisir leur femme : c'est toujours la femme qui harponne. Mais sa décision n'est pas libre non plus. Elle est le résultat des rencontres, des humeurs, du milieu. On se marie par hasard. Il y a des hasards heureux. » (R. Barjavel, Colomb de la Lune, Gallimard Folio, Paris, 1962)

Nous nous plaignons souvent des hasards malheureux, mais quand est-il de ces innombrables hasards heureux qui fourmillent dans nos existences ? Ne serait-il pas plus constructif de nous concentrer sur ceux-là plutôt que sur les autres...?