27.3.09

|L'action fait la force|

Ou comment sortir d'un univers de discours

L'une des injonctions paradoxales les plus courantes dans le discours des pratiquants du bouddhisme Soka est de dire que l'union fait la force, car un individu ne peut rien tout seul. Et dans le même temps, de promettre que la récitation de Nam-Myoho-Rengué-Kyo permet de tout transformer et de faire bouger l'univers tout entier.

Dans ce genre d'affirmation, il vaut mieux être clair.

Soit l'éveil d'un seul est stérile et inutile, soit l'éveil d'un seul au principe de nam myoho rengué kyo lui permet d'avoir une réelle influence sur le cours de l'Histoire. C'est l'un ou l'autre...

Si l'on s'en tient à l'enseignement de Nichiren, l'éveil d'un seul a une réelle influence sur les autres et donc sur l'Histoire. C'est ce qu'il signifie sans équivoque dans une lettre, La Tortue borgne et le bois de santal flottant (LT 4, 35) : « Moi seul, Nichiren, ai commencé à réciter cela au Japon. Pendant plus de vingt ans, depuis l'été de la cinquième année de l'ère Kencho (1253), moi seul ai récité Namu Myoho Renge Kyo jour et nuit, matin et soir, sans discontinuer. Par contre, ceux qui récitent le Nembutsu sont au nombre de dix millions. Nichiren ne bénéficie du soutien de personne, alors que les partisans du Nembutsu sont influents et de noble origine. Mais, lorsque le lion rugit, les autres animaux se taisent, et la seule ombre d'un tigre terrifie les chiens. Lorsque le soleil se lève dans le ciel, à l'est, la lumière de dix mille étoiles disparaît sans laisser de traces. »

Puis il en remet une couche dans une autre lettre, L'Entité réelle de tous les phénomènes (Shoho Jisso Sho, LT 1, 97) : « Au commencement, moi seul, Nichiren, ait récité Namu Myoho Renge Kyo. Puis deux, trois, cent personnes ont suivi, le récitant et le transmettant aux autres. C'est également ce qui se passera dans l'avenir. »

Cette dernière déclaration, faite au 13e siècle s'est vérifiée. Aujourd'hui un peu plus de dix millions de personnes dans le monde récitent nam-myoho-rengué-kyo. Il est probable, par une simple intuition statistique, que le nombre des personnes connaissant ou ayant récité (pour essayer) nam-myoho-rengué-kyo soit trois ou quatre fois plus grand. Entre temps, la population de la planète a augmenté de manière géométrique jusqu'à un seuil vertigineux jamais imaginé.

Toutefois, si la SGI, le mouvement majoritaire dans les divers groupes qui se réclament de Nichiren, est la conséquence de cette déclaration, et par là même la preuve qu'un seul individu éveillé peut changer le cours de l'histoire, il reste à se demander ce que vont faire les millions de pratiquants actuels. En effet, Nichiren était un moine japonais, seul et perdu dans une île lointaine. Par son action et sa détermination visionnaire, il a une influence réelle sur des millions de gens à travers bientôt huit siècles d'histoire. Mais nous, qui vivons mieux, qui bénéficions de moyens de communication modernes, de richesses inégalées, d'une conscience réelle de tout se qui se déroule dans le monde, que faisons-nous ?

Dans les trente dernières années, je n'ai personnellement noté aucune amélioration, ni progrès, ni même action concrète et déterminante pour la paix des peuples ou émancipation des individus. Au fil de mes lectures et de mes entretiens avec mes pairs, je n'en ai pas appris plus. Certes, je peux raconter des aventures et des moments privilégiés au cours desquels des personnalités hors du commun se sont illustrées sur des chemins nouveaux, libres et pacifiques. Mais force est de constater que l'histoire des hommes reste très imperméable aux idéaux de bonheur, de justice, d'égalité, de fraternité, de liberté de pensée ou d'action et ce malgré des discours et des déclarations tantôt utopistes, tantôt idéalistes.

Cela signifie-t-il que les enseignements de Nichiren soient faux ? Que les interprétations que l'on en fait sont inexactes, erronées...?

Ou cela ne signifie-t-il pas plutôt que nous n'avons pas encore dépasser le stade de l'enfance et que nous nous contentons de ramasser les fruits et les bienfaits cultivés par d'autres, sans jamais prendre le temps de semer et de cultiver nous-mêmes de nouveaux bienfaits pour les générations futures.

Nous bénéficions directement ou indirectement des actions d'individus seuls mais déterminés à changer leur monde et celui qu'ils et elles envisageaient pour le lendemain. Et nous qui habitons dans ce lendemain, nous oublions d'agir à notre tour, de changer notre monde et celui de demain. Nous parlons beaucoup, nous déclarons nos intentions, nous professons nos espoirs et notre credo, arguant qu'il est suprême ou souverain, mais concrètement notre action est faible. Que nous soyons pratiquants chevronnés ou simples sympathisants, nous ne produisons que peu de valeurs réelles, peu d'actions d'envergure et surtout nous continuons de faire trop de compromis avec une réalité moche, inique et parfaitement intolérable du point de vue humain.

Il y a 800 ans, le moine Nichiren a fait son boulot. Il n'avait pour lui que son kimono, sa carcasse, sa mémoire prodigieuse, sa culture bouddhique et son esprit de recherche. 800 ans plus tard, il permet à des millions de bénéficier d'un moyen unique et simple de transformer une existence de merde en une vie riche et nouvelle. Considérant que la SGI fêtera bientôt son 80e anniversaire, nous devrions voir des signes distincts et clairs d'améliorations individuelles et collectives à commencer par le Japon (où résident les 4/5e des pratiquants du monde).

Quelque chose cloche, n'est-ce pas ? Au Japon, la récession est galopante. La jeunesse détruite par la violence juvénile et le plus fort taux de suicide avant 18 ans (au coude à coude avec la Suède, autre modèle social). Les retraités divorcent en masse, incapables de vivre ensemble après trente ans d'une existence décalée. La politique est un panier de crabes dans lequel même le Komeito (parti « propre ») n'est pas épargné... Inutile pour moi d'évoquer la « crise » actuelle pour le reste du monde.

Alors soit les enseignements de Nichiren ne sont pas valides, soit nous ne faisons pas notre travail. Nichiren ne pouvait pas changer la politique et la culture de son pays à lui tout seul. Mais nous ne sommes plus seuls. Nous sommes légions. Donc je pense très sincèrement que nous ne faisons pas notre part du marché. Nichiren nous donne le moyen de faire la révolution nécessaire à l'intérieur. En échange, nous faisons pacifiquement et sans fléchir la révolution à l'extérieur.

Pour ma part, je ressens que les gens, d'une manière générale, sont peu informés de ce qui se passe dans le monde, de ce qu'est l'esprit Soka, de ce qu'est l'éveil et l'enseignement de Nichiren, de ce que cela signifie dans des domaines comme l'économie, la politique, les relations sociales, les structures de la famille, de la parenté, du couple, dans les relations internationales, dans la diplomatie ou encore dans les articulations et les évolutions de nos sociétés qu'elles soient occidentales et industrialisées ou autres... Alors je prend sur mon temps pour publier des articles de fond, des notes, des traductions de textes inaccessibles en français... J'agrège des liens, des idées, des initiatives, des volontés et des bénévoles autour de projets permettant à tout un chacun de connaître le monde dans lequel il et elle vivent, la vision bouddhique que l'on peut en avoir et les alternatives qui existent face à un néolibéralisme destructeur et déclinant. Et comme les gens lisent de moins en moins, je passe à l'étape audiovisuelle (qui est mon métier) pour produire encore plus de documents de référence et pour essayer du mieux possible de créer un espace public construit autour d'actions concrètes, d'initiatives parfois locales, parfois internationales, de réalisations diverses qui prouvent qu'un monde nouveau peut émerger pourvu qu'on y croit et que l'on se donne les moyens de le mettre en œuvre.

Le processus de l'éveil n'est pas, à mon sens, un examen de conscience nombriliste. Il n'est pas non plus un exercice spirituel permettant de s'adapter à une réalité extérieure désagréable. L'éveil est une démarche permanente, quotidienne et concrète. Il se traduit dans le réel par des actes, des productions, des gestes et des constructions. Alors, la prière d'accord. Le partage, pas de problème. La communion, pourquoi pas. L'idéal, ce ne sera pas du luxe... Mais avant toute autre chose, passons à l'âge adulte et soyons à la hauteur de nos prétentions. Et si nos prétentions sont le monde, alors il va falloir s'y mettre dès maintenant...