23.8.09

| La société de l'irréductible retard |

Lewis Caroll décrivait dans Alice aux pays des merveilles, un lapin à la fois étrange et familier. Ce lapin blanc est obsédé par le temps et est constamment en retard. Il passe le plus clair de ces apparitions à répéter qu'il est retard, qu'il est trop tard, que le moment est déjà passé. Bien souvent, en regardant autour de moi, j'ai la saisissante impression que Lewis Caroll décrivait ainsi et prophétiquement le devenir du monde moderne, et après lui, la société occidentale post-moderniste dans laquelle nous essayons tous de vivre.

Malgré tous les efforts déployés par les médias, les journalistes et la technologie de l'information pour raccourcir le délai entre le fait et sa relation au public, le retard reste irréductible et tout ce que nous voyons à la télé ou dans les journaux, ou même sur Internet appartient au passé au moment même où nous en prenons conscience. La radio reste le seul outil d'information en direct, en temps réel. Pourtant malgré l'engouement qu'elle connaît à nouveau, ce ne sont pas les programmes d'information en temps réel qui sont les plus prisés.

Alors même que le retard est perçu comme un handicap, voire comme une condition impolie et méprisable par notre société, il est totalement accepté quand il s'agit de ce que nous percevons de la réalité du quotidien. Et cette culture du retard semble avoir envahie la totalité de nos activités humaines au point que toute forme d'anticipation ou de prospective est considérée comme une absurdité et ressentie comme un risque. Personne n'aime les retards, ni être en retard, mais tout le monde se méfie des projections et des promesses de lendemains meilleurs.

Comme le lapin d'Alice, le nez rivé à la montre, nous poursuivons notre course folle à travers notre propre vie en ne considérant que le passé comme certitude et le retard comme une condition naturelle de la marche de l'univers. Ainsi, nous acceptons, tous, qu'il est déjà trop tard, que nous avons manqué le train et qu'il faut maintenant s'en accommoder et réagir en conséquence. C'est trop tard, alors tant pis. Passons à autre chose. Résignés et gagnés par les regrets, nous regardons avec nostalgie les hypothétiques solutions que nous aurions pu trouver pour des problèmes du passé et qui auraient, sans nuls doutes, changé, pour le meilleur, notre présent.

Cette disposition pour le retard porte une autre caractéristique en elle. Celle de l'érosion rapide, voire de la désintégration de l'espoir. A force de voir très bien ce que l'on a raté, ce que l'on n'a pas su régler à temps, il nous vient ce sentiment diffus et croissant, années après années, qu'il n'y a pas de moyen de faire les choses à temps. En dépit de nos efforts, souvent courageux, rien n'y fait, il est déjà trop tard. Aucune solution ne semble possible. Aucun projet ne va aboutir. Ce fatalisme invisible et souvent inconscient nous détourne de notre capacité toute simple à changer les choses dans le couple, dans la famille, dans le village ou le quartier. Par extension, il nous coupe de toute volonté de changer la société.

Dans une telle disposition d'esprit, je trouve logique, bien que totalement irrationnelle, l'obsession du lapin pour sa montre. Et il en va de même pour tout le reste dans notre monde apparemment réel, sérieux et rationnel. Tout le monde est obsédé par le temps, les délais, les plannings, les échéances... Et par là même, les dépassements, les retards, les ratages et les manquements se multiplient par légions plongeant notre petit univers rationnel dans le chaos et l'anarchie. D'ailleurs la crise financière actuelle n'est pas le fait de mauvais placements, ni d'une mauvaise anticipation des risques. Elle est essentiellement due à un problème de retards répétés et en chaînes.

Les banques ont prêté trop tôt à des familles et des couples qui étaient en retard dans la consolidation de leur situation financière, puis qui se sont retrouvés en retard pour rembourser les échéances. Les investisseurs ont demandé trop tôt aux banques des bénéfices sur ces prêts et ces dernières n'étaient plus capables de générer les fonds nécessaires dans les temps demandés. Et d'un même mouvement, tout le monde s'est mis à exiger d'être payé sans délai des sommes imparties. Manquant de temps pour trouver des solutions et mettre en œuvre des mécanismes pour reconstituer des pertes et étaler les paiements, tous les acteurs économiques se sont volontairement mis dans une situation de crise. D'un moment à l'autre, tout le monde a décidé qu'il était trop tard.

Cet enchaînement est typique de toutes les crises. Mais ce qui reste inconscient c'est le processus. Tout le monde, comme le lapin blanc, pense que c'est la faute de la montre qui tourne trop vite et qui ne nous laisse pas assez de temps ou bien qui souligne la perte de notre temps précieux. Personne ne pense : « mais au fait, c'est moi qui décide si j'ai assez de temps ou non ! » Personne ne dit cela car suspendre le temps équivaut à considérer le présent et à remettre en question tout le dispositif de retards accumulés que nous croyons être notre vie. Et s'il faut choisir entre une remise en question pleine d'interrogations et la poursuite de notre situation acquise et familière, la balance penche toujours vers ce que l'on connaît déjà, aussi inconfortable que cette dernière puisse être.

En manquant de temps, nous bénéficions d'un passé stable et identifié. Le retard, bien que réprouvé en apparence, nous console et nous réconforte. Car quand il est trop tard, il n'y a plus de choix à faire et nous sommes enfin débarrassés de la responsabilité de notre situation. Nous pouvons dès lors nous noyer dans nos chagrins, nous envelopper de nos regrets et nous plaindre ad nauseam de notre triste sort. Finie la recherche de solutions, terminé le combat quotidien pour faire avancer les choses. Tout espoir devient inutile et ce n'est pas notre faute. Il est juste trop tard et c'est ça la vie. On y peut rien. Alors passons à autre chose... La boucle est bouclée. La montre marque à nouveau minuit, une nouvelle journée peut se mettre en marche, toujours dominée par l'irréductible retard.

16.8.09

| Les fidèles et les traîtres, un nouveau paradigme moral |

La légende veut que le vieux Malraux ai dit un truc du genre : « le 21 siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Désolé André, mais le 21e siècle est là et la spiritualité n'est pas au rendez-vous, loin de là. En revanche, intégrismes, sectes, clubs, initiés, cercles, gourous et délires mystiques sont légions. Ils touchent toutes les couches de la population, toutes les cultures, toutes les classes sociales. Portés par les peoples, icônes païennes modernes, les croyances du 21e siècle sont un vaste fatras incompréhensible et nébuleux pareil à une bouillie d'éléments incompatibles entre eux.

Toutefois, un schéma de pensée, ou plutôt une articulation culturelle se dégage de ce carnaval bigarré. Si autrefois, la morale et l'éthique construites par les religions et les spiritualités tentaient de séparer le monde entre bien et mal, aujourd'hui le paradigme à changé et désormais, le monde se divisera entre les fidèles et les traîtres. Car la démarcation entre le bien et le mal est devenu si floue, si imperceptible, que ce dualisme n'est plus qu'une donnée relative relevant de la seule sensibilité individuelle. Il est donc plus simple de diviser le monde entre ceux qui sont pour moi et ceux qui sont contre moi, cette dernière catégorie regroupant tous ceux qui ne sont pas pour moi.

Ce curieux clivage, relevant de l'appropriation des relations interpersonnelles par les enfants en pleine phase de socialisation, se révèle dans l'ensemble des liens qui unissent les individus dans les sociétés industrielles contemporaines. Que ce soit dans les relations amoureuses ou amicales, dans les relations de travail entre collaborateurs ou bien partenaires, dans les relations sociales entre voisins, citoyens, électeurs, militants, représentants, fonctionnaires... Ce qui relevait autrefois d'un serment institutionnel propre à des corps constitués comme les églises, les ordres de chevalerie ou de magistrats s'étend aujourd'hui à l'ensemble de la société, comme si le fait d'être né quelque part et d'entretenir des liens avec les individus de son environnement immédiat nous obligeaient ipso facto.

Ce clivage entre le fidèle et le traître est particulièrement visible dans les environnements politiques et les mouvements religieux. La similitude entre les deux sphères est telle qu'il est souvent difficile de les différencier tant elles s'appuient toutes deux sur les cultes de personnalités, l'adhésion inconditionnelle et la croyance indiscutable en des dogmes souvent difficiles à étayer d'une argumentation sans failles. Et grâce à ce clivage, il devient aisé de reconnaître « les siens » et de marginaliser « les autres ». Tous ceux et celles qui de voue pas le culte, n'adhère pas inconditionnellement et de démontre pas une croyance indiscutable sont des traîtres ou soupçonnés de le devenir dans un avenir plus ou moins proche. Et dans une telle démarche, le soupçon équivaut à la culpabilité.

Le fidèle est donc celui qui cultive le respect et l'adoration du personnage central. Dans l'entreprise, ce sera le supérieur hiérarchique au plus haut niveau visible. Dans le parti, ce sera le président ou le secrétaire général. Dans l'église ce sera le dignitaire qui gravite au plus près du pape ou de son équivalent. Le fidèle n'aura pas d'autre préoccupation que de travailler à garantir les intérêts de son maître, qu'il désignera sous des vocables plus consensuels et moins tranchés comme mentor ou personnalité auxquels il apposera les qualificatif de respectable, estimable, admirable...

Le fidèle est aussi celui qui fera preuve d'une adhésion inconditionnelle aux directions de l'organisation et de ses dirigeants. Pièce de la machine institutionnelle, le fidèle sait qu'il a son rôle à jouer et bien que mineur, voire insignifiant aux yeux des « autres », il est essentiel à l'accomplissement du projet de l'organisation et de ses dirigeants. La position subalterne est magnifiée, gonflée artificiellement par une rhétorique de l'effort invisible, de la récompense inéluctable mais différée, de la fierté discrète mais réconfortante. Le fidèle est sûr de l'impact de son action car il est investit d'une mission.

Enfin le fidèle est celui qui ne perd pas de temps à remettre en question les dogmes de l'organisation, ni l'autorité de ses dirigeants, et ce quelles que soient les conditions, les erreurs manifestes ou les entorses manifestes au plus élémentaire sens commun. Pour faire la démonstration de son attachement aux dogmes, le fidèle s'en fait le porte-parole, souvent spontanément, sans besoin d'ordre de la part de la direction. Il calque son comportement et sa posture intellectuelle sur ces dogmes et les faits siens. Il démontre ainsi son dévouement et sa fidélité. Et par la même, il affirme sa profession de foi sans jamais émettre la moindre contestation sur la validité de ce qu'il affirme haut et fort.

Le fidèle est donc admirable par son courage, par son abnégation, par les efforts spontanés qu'il déploie et par le sens du dévouement dont il fait preuve. Il est un militant fiable, un bon élément, un collaborateur digne de confiance, un pratiquant assidu, un membre motivé... Autant de qualificatifs qui le caractérisent et lui donnent les lettres de noblesse et de reconnaissance qu'il recherche pour combler le vide sidéral qui était sa vie avant de rencontrer la voie.

Le traître est tout le contraire, et par extension tout le reste.

Le traître refuse d'obéir à l'ordre naturel des choses. Il préfère stupidement s'opposer à ce qui est pourtant accepté par les fidèles. Son attitude déraisonnable et défiante est intolérable et provoque des souffrances qu'il faut éviter aux fidèles. En refusant le culte du chef, il démontre un manque total de discernement et son ignorance des choses de ce monde. Il est donc arrogant, négatif et vindicatif. Il ne peut comprendre la grandeur du chef, de la personnalité, du dignitaire car il est trop absorbé par sa propre personne, par son égoïsme et sa passion narcissique.

En contestant les conditions d'adhésion, le traître fait déjà la preuve de sa mauvaise foi et de sa fourberie. Il remet en question les termes mêmes du contrat social, des dispositions admises par le plus grand nombre et tente de fissurer l'ordre social. Car le traître souhaite rompre l'harmonie des fidèles et faire régner l'anarchie, le désordre, le chaos. Sa stratégie n'a d'autre but que de prendre le pouvoir et de renverser l'autorité. Alors il cherche les failles dans l'adhésion des fidèles et tente ainsi de corrompre le lien presque sacré qui unit les fidèles et le corps constitué, l'institution.

Enfin le traître ne peut comprendre la foi. Celle-ci lui est étrangère parce qu'il est incapable de surmonter la barrière de l'intellect, de l'esprit petit-bourgeois, d'un matérialisme qui empêche de voir grand, de voir plus loin que sa propre vision, plus loin que son petit ego. Le traître n'a donc aucun respect pour les articles et la profession du dogme. Pire, il les remet en question, les discutent de manière historique et factuelle, occulte la dimension symbolique et l'idéal, et ramène la croyance à une affaire triviale, dégradante, basse. Car le traître ne sait que poser des questions biaisées, que proférer des critiques infondées car dénuées de convictions profondes. Il n'a aucune morale et cherche à pervertir l'éthique qui forme le socle de comportement des fidèles.

Le traître est par essence détestable et méprisable. Sans foi, ni fidélité, il n'a pas d'identité et encore moins de valeur pour l'institution, pour le courant, pour le mouvement. Il est un parasite dont il faut se défendre, qu'il faut chasser faute de quoi, il sera telle une pomme pourrie dans le panier. Le traître ne mérite ni la confiance, ni la sympathie, car il ignore la réciprocité et la modestie. Sa marque est celle de la contestation stérile et de la sournoiserie la plus vile.

Le traître et le fidèle sont les deux stéréoptypes de la nouvelle morale contemporaine que l'on dit libérale, mais qui n'a rien de libéral. Ils forment les deux modèles de comportement dictés par les tenants d'une éthique aveugle qui ne tient compte que des fins au détriment des moyens. Et cette éthique, mue par la rapacité et le gain individuel maximal, ne peut s'encombrer de notions comme le bien et le mal qui ne permettent pas de classifications simples et tranchées comme celles du traître et du fidèle.

Le 21e siècle est celui de la disparition du bien et du mal et de leur remplacement par la fidélité et la trahison, deux valeurs présentes dans tous les grands courants religieux et idéologiques de la planète. Mais faute d'un culte de la pertinence et d'une pratique concrète de l'éveil, cette culture dualiste de la fidélité et de la trahison nous fera sombrer dans une longue période de terreur et d'obscurité comme nous en avons déjà connues dans l'histoire humaine.

14.8.09

| Conscience planétaire et responsabilité sociale individuelle |

Où que nous regardions : cynisme, impunité, démagogie et exploitation des plus faibles par les plus féroces. Où que nous regardions, la réalité nous fait horreur. Mais devant tant d'exactions, de souffrances et de choses effroyables, que faire ? Que peut l'individu seul face à la misère, à la violence, à la cupidité ? Faire groupe ? S'unir ? Comment ? Personne ne veut entendre de discours de solidarité, de sacrifices supplémentaires, de concessions... Et puis que veux dire société aujourd'hui ?

Ceux qui n'ont rien voudraient que ceux qui ont quelque chose fassent quelque chose. Mais ceux à qui il reste encore quelque chose à perdre n'osent pas se dresser contre ceux qui ont tout, qui ne craignent rien ni personne tant ils sont protégés par le droit qu'ils ont fabriqué, par les lois qu'ils ont édictées, par les armées qu'ils ont dressées à obéir et par l'absence de merci et de compassion dont ils savent parfaitement faire usage. Alors plutôt que de s'opposer, de se révolter ou de résister, ceux qui ont encore quelque chose à perdre, se taisent, regardent de l'autre côté, et courbent l'échine.

Notre époque est celle de la conscience planétaire. Des satellites balayent chaque parcelle du sol. Des caméras sont intégrées dans des millions de téléphones portables. Des câbles et des ondes relient les populations qui bénéficient de l'électricité. Ceux qui ont encore quelque chose à perdre ne peuvent pas ignorer ce qui se passe de l'autre côté de la véritable ligne de démarcation de la fracture numérique : celle qui sépare les pays occidentalisés des autres, de tous les autres. Au travers d'innombrables canaux de diffusion, l'Occident reçoit les images terrifiantes de l'autre monde. Et ces images terrifiantes rappellent à tous ce qui arrive à ceux qui ont tout perdu, à ceux qui n'ont plus rien...

Peu de gens, en Occident, mesurent les réalités de ceux qui vivent dans l'autre monde. Il n'est pas facile de s'imaginer un lieu sans électricité, sans eau, sans chauffage, sans trottoir, sans téléphone, sans courrier... Et encore moins un lieu sans commerces, sans institutions, sans hôpital, sans police, sans pompiers, sans lois, sans travail, sans argent... Car c'est cela l'autre monde, un univers sans société. Personne ne peut se l'imaginer, ni se le représenter. Aucun film, aucune photo, aucun témoignage ne saurait donner la mesure de ces enfers. Tout ce que nous avons, ce sont des mises en scène froides, calculées, destinées à déclencher telle ou telle réaction, émotion, intention. Qui pour signer une pétition. Qui pour envoyer de l'argent. Qui pour être rappelé à l'ordre. Qui pour satisfaire une curiosité morbide...

Il apparaît donc que nous ne savons rien en dépit de l'extraordinaire déploiement de moyens de communication. Il apparaît aussi que nous ne pouvons rien car incapables de nous fédérer, de faire preuve d'un minimum de solidarité, nous ne pouvons que nous présenter individuellement face à ces désastres humains, sociaux et politiques. Et seuls, nous sommes impuissants, démunis et honteux. C'est ce dernier sentiment que combattent certains d'entre nous en rappelant que la vie n'est pas un épisode de dessin animé pour enfants, qu'elle n'est pas un conte de fées... Et qu'il est grand temps de se réveiller et de prendre conscience de la réalité (horrible) du monde. Il faut même l'accepter comme inévitable...

Le monde n'est pas peuplé de bisounours. Mais il n'est pas peuplé de monstres non plus. Et ceux qui voudraient nous présenter un monde cruel, méchant et impitoyable tentent de cacher une réalité pourtant simple. En s'éveillant à cette réalité, il nous serait possible de prendre l'initiative et de bâtir un nouveau monde. En nous éveillant à cette réalité, que l'on tente par tous les moyens de nous faire ignorer, il nous serait possible d'agir individuellement et collectivement de manière efficace. Cette réalité que l'on occulte n'est pas ancienne et sa force va croissant depuis près d'un siècle. Cette réalité, ce secret que les puissants tentent de bâillonner, c'est le nombre.

Autrefois, aux temps où les populations étaient rares et éparses, l'adage voulait que ce soit l'union qui fit la force. Et pendant des siècles tous les pouvoirs ont employé cet adage pour asseoir et maintenir leur pouvoir. Les rapports de force étaient entretenus entre les groupes les plus puissants. Mais avec l'explosion démographique et la mondialisation de la conscience, le paradigme a complètement changé. Avec une population de six milliards d'êtres humains, l'union est devenue impossible. Même avec les meilleurs moyens de communication du monde, l'union est impraticable. Et par le même principe, régner devient impraticable. Trop de différences, de caractéristiques spécifiques, de particularités séparent les individus et échappent aux tentatives d'homogénéisation du marketing, de la politique ou des intégrismes.

Le nombre est trop grand. Et non seulement il est trop grand mais il suffit aujourd'hui d'une fraction de ce nombre pour accomplir ce qui demandait une mobilisation mondiale il y a seulement cinquante ans. Et ce sont ces fractions qui sont devenues déterminantes dans tous les rapports de forces, dans tous les affrontements, dans toutes les négociations. Devant des nombres incontrôlables et difficilement réductibles, les détenteurs de puissance sont obligés de mener des campagnes de terreur afin de paralyser les populations. En maintenant une fraction importante de son propre groupe dans un régime de peur, il est possible de maintenir une population entière sous contrôle. Mais cela n'est vraiment efficace que si le monde entier applique le même régime. Or c'est également devenu impossible. Il y a toujours des groupes plus libres, moins terrifiés, moins sujets à la pression du marketing de la peur, voire enclins à défier le pouvoir en place...

Le nombre est démesuré et cela ne va qu'en augmentant. Neuf milliards d'individus dans trente ans. Un défi sans mesure à la volonté de contrôle des puissants sur le reste du monde. Un défi et peut-être même une gageure. Car le déploiement des moyens nécessaires pour contrôler une telle population dans un nombre aussi grand, dans une diversité de langues et de cultures aussi variée, sur une étendue géographique totale expose les tyrans à la multiplication des erreurs d'appréciation, à l'extension des poches de résistance, des zones et des phénomènes incontrôlables et incontrôlés. Ainsi Internet, autrefois réseau militaire et scientifique, que l'on croyait transformer en réseau commercial, échappe à tout contrôle. Et plus on essaye de le contrôler et plus les tentatives échouent, s'inversent et produisent des effets indésirables de désordre incontrôlable.

Le nombre est le nouveau paradigme du 21e siècle et probablement du 3e millénaire. Le nombre n'est pas un groupe. Il est accumulation. Le nombre n'est pas une force. Il est la réalité qui sous-tend toutes les forces. Et chacun de nous fait partie du nombre, non comme une parcelle, un fragment ou un élément secondaire... Chacun de nous est le nombre. A la manière d'une cellule du corps humain, nous pouvons agir selon des comportements très variés au sein du nombre. Nous pouvons être bénéfique(s) ou bien nocif(s). Le nombre pourra alors nous accepter ou nous combattre. Un cancer commence toujours par la mutation d'une seule cellule. De même qu'un enfant a pour origine une seule cellule. Et ainsi chacun de nous a une influence certaine sur le nombre. Prendre conscience de cette influence, c'est déjà accepter notre responsabilité sociale individuelle. Et c'est sur cette responsabilité sociale individuelle que doit se bâtir notre action au sein du nombre.

Nous ne sommes ni seuls, ni isolés, ni fondamentalement différents. Nous pouvons agir sur notre monde en tirant parti du nombre, en diffusant notre message autour de nous, en faisant preuve d'influence, si modeste soit-elle. En nombre suffisant, notre influence devient une force invincible. Nous n'avons pas besoin d'adhérer à un parti, à une cause, à une religion ou à une idéologie pour construire ensemble un projet, que ce soit pour tracer une route, pour planter des arbres ou pour acheminer de l'eau. C'est le nombre qui a toujours été le ciment pour toutes les réalisations humaines. Et si autrefois, le nombre était restreint et l'économie fondée sur la rareté, aujourd'hui le nombre est colossal et l'économie pourrait parfaitement être fondée sur l'abondance.

Moins de 3% de la population détient plus de 80% des richesses de la planète. Ils sont peu nombreux, isolés et perdent de plus en plus le contrôle du monde. Ils n'ont pas besoin de toute la population mondiale pour se maintenir au sommet de la pyramide qu'ils ont construite. Ils en font la démonstration depuis longtemps en utilisant seulement une fraction relativement faible en nombre. C'est à cette fraction qu'il faut maintenant s'attaquer. Non en la détruisant comme le revendiquent les extrémistes de tous poils. Car elle sera aussitôt remplacée par une autre génération, plus jeune et bien plus docile. Mais en lui faisant prendre conscience de son rôle et en l'aidant à enrayer la machine.

C'est par la pédagogie et par une prise de conscience morale que nous pouvons toucher cette fraction. Au travers des écrans qu'elle regarde, des téléphones portables dont elle se fait l'apôtre, des ordinateurs et des outils informatique qu'elle croit maîtriser, nous pouvons toucher cette fraction et lui dire notre message. Si cette fraction vacille, c'est tout l'empire qui tremble. Et si cette fraction cesse de travailler pour ceux qui ont tout, l'empire mondial s'écroulera. Il suffira de cesser le travail pendant quelques jours seulement... Seulement quelques jours et ce sera fini...

Mais alors qui sont ceux et celles qui forment cette fraction du nombre qui enrichit les plus riches et les maintient au pouvoir ?

C'est moi. C'est vous. C'est nous.