10.10.08

| L'obscurité monumentale |

Ce matin, le plongeon !
Malgré toutes les annonces politiciennes et les messages rassurants des chantres du libéralisme mondialisé, les effets des expérimentations capitalistes américaines débarrassées de régulations publiques ont percuté les marchés internationaux. Toutes les places de marché ont accusé des chutes de 5 à 10%. La panique s'est emparée des investisseurs, de cette légion d'actionnaires anonymes et nantis qui veulent du rendement financier à deux chiffres. Ils n'ont certainement pas envie de perdre leurs précieux placements à la faveur des stratégies désastreuses des banques et plus généralement de la finance mondiale.
L'argent virtuel s'échappe des places boursières où les risques démesurés généraient des profits financiers sans mesure. Il retourne dans les centaines de paradis fiscaux insulaires du Pacifique ou des Caraïbes. Les rats de la finance quittent le navire de la mondialisation capitaliste en rangs serrés.
Les conséquences pour nous tous sont encore à venir. Moins d'argent et moins de financement auront pour effet de ralentir davantage les économies technocratiques et de moins en moins industrialisées de l'Occident. La baisse de l'activité aura pour sa part l'effet direct de faire grimper les chiffres du chômage et de mettre à la rue davantage de ceux qui ne connaissaient que la précarité. L'effet indirect sera d'installer les économies fortement financiarisées dans une position d'attente et de prolonger durablement les états de crise et les périodes d'austérité et de rigueur. Les opportunités de protectionnisme, de réformes extrêmes, de fermeture des marchés, de renforcement des lois restrictives, de marginalisation des minorités, des pauvres et des laissés pour compte... Personne n'y croit pourtant le monde de la banque est à expliquer aux agents aux guichets comment faire preuve de pédagogie et se montrer rassurants afin d'éviter les retraits massifs qui sonneraient la chute de nombreux organismes bancaires. Le spectre de la crise de 1929 et les visions de cauchemar de l'Allemagne de Weimar ne sont pas loin...
Comment a-t-on pu en arriver là sans rien voir venir ? Comment avons-nous tous été aussi aveugles ?
Le bouddhisme enseigne que notre monde est celui des illusions : un monde dans lequel les individus s'enlisent de leur plein gré dans les fantasmes et les mirages fabriqués par les désirs. Le plongeon spectaculaire de ce matin en est la plus parfaite expression. Cependant tout le monde continue, avec une inquiétude indicible et difficile à cerner, à vaquer à ses occupations, à poursuivre le même train d'existence sans vraiment prendre le temps de comprendre ce qui est en train d'arriver. Après tout la catastrophe est virtuelle. Elle est invisible. Et tout le monde répète qu'elle ne touche que les Etats-unis.
De cette catastrophe mondiale, quelles sont les images que nous avons ? Quelles informations nous parviennent ? Que savons-nous réellement ?
Rien. Absolument rien.
Nous ne savons rien et nous entretenons cet état de fait. L'ignorance est notre alliée pour survivre au cataclysme. Nous ne savons rien et nous donnons toute notre confiance à des tiers pour nous tirer de là. Ces tiers, des élus, des financiers, des forces de police, des fonctionnaires du Trésor, des journalistes et des économistes, sont là pour nous protéger, pour veiller à ce que tout continue d'aller plus ou moins bien. Nous n'avons pas le temps de nous préoccuper de tout cela, de cette crise, de ces problèmes de crédit, de ces erreurs commises par d'autres, ailleurs, loin...
Ce que nous voulons, c'est de continuer à vivre comme avant. Nous voulons continuer à percevoir des salaires, à consommer toute sortes de produits, à entretenir ce cycle satisfaisant et confortable de la vie moderne occidentale. Ce cycle ne doit pas être interrompu car nos besoins sont insatiables : carburant, nourriture, vêtements, maisons, frigos, voitures, téléphones portables, ordinateurs personnels, appareils photo numériques, ipods, téléchargements, spectacles, divertissements, séries télés, etc. Toujours plus et toujours plus vite !
Et si des conditions extérieures entravent notre manière de vivre, notre « bonheur », notre confort tranquille, et bien tous les moyens seront bons pour combattre ces conditions hostiles et malvenues. Pour maintenir notre façon de vivre occidentale, nous sommes prêts à employer la force et la violence. A l'intérieur, notre puissance publique et ces agents de police sont de mieux en mieux armés pour « neutraliser » sans tuer, pour assurer que l'ordre et la loi soient respectés. A l'extérieur, nos forces militaires, au service de la « communauté internationale », peuvent intervenir pour détruire ceux qui menacent le nouvel ordre mondial, pour éliminer la menace terroriste, pour renforcer et s'assurer que les intérêts occidentaux ne courent aucun risque !
L'obscurité fondamentale a pris des dimensions monumentales. Et que faisons nous ? Nous utilisons les Trois poisons de l'ignorance, du désir insatiable et de la violence. Alors plutôt que d'enrayer l'obscurité, nous la fabriquons en masse, de manière industrielle, selon des procédés performants et optimisés. Voilà comment nous n'avons pas vu venir la cascade de catastrophes qui vient nous percuter en ce vendredi 10 octobre 2008. Nous avons fabriqué ce présent et nous continuons de fabriquer un avenir encore plus sombre.
Nichiren, moine bouddhiste du 13e siècle, a fait la démonstration dans un traité du Moyen-Âge que l'essentiel des catastrophes qui touchent les sociétés humaines ont pour origine l'attitude des mêmes citoyens de ces mêmes sociétés. Les problèmes sociaux et les cataclysmes, auxquels été confrontés les japonais du 13e siècle, n'étaient en rien différents des crises auxquelles nous sommes soumis. Malgré le caractère vernaculaire des termes, Trois calamités et Sept désastres, ce principe, exposé dans l'Abhidharma (Traité de la Scolastique) et dans le sûtra des Rois vertueux, est d'une singulière actualité.
Pour le dire simplement, le principe des calamités et des désastres postule que l'absence de perception et d'action lucides dans le réel engendre toutes sortes de catastrophes naturelles et humaines qui ont pour source l'aveuglement individuel et collectif. Ainsi les désastres se présentent sous la forme de : perturbations atmosphériques, anomalies célestes, incendies de grande échelle, déluges spectaculaires et répétées, tempêtes, sécheresses et conflits de toutes sortes. Les désastres sont essentiellement conjoncturels et résultent d'une mauvaise relation avec l'environnement naturel ou humain. Les calamités, elles, sont au nombre de trois : la destruction par les armes, les épidémies infectieuses et les pénuries entraînant des famines. Elles sont le résultat direct de l'action humaine.
Ce principe n'a rien d'un ensemble de prédictions millénaristes ou apocalyptiques. Il est facile à notre époque de reconnaître chacun de ces désastres ou calamités quelque part sur notre planète et généralement en suffisamment de lieux pour que le doute ne subsiste pas. Partout, les conflits, la pollution, les pandémies, le réchauffement climatique, les pénuries d'eau potable et maintenant de nourriture de base, les tsunamis, typhons, cyclones, tempêtes tropicales et autres déchaînements illustrent parfaitement des facettes d'un principe énoncé il y a deux milles ans.
Dans son traité, le Rissho Ankoku Ron (traité pour la pacification du pays par l'établissement de la Loi correcte), Nichiren attribue l'origine des calamités et des désastres à la prolifération des Trois poisons comme seules valeurs de l'action humaine. Sa démonstration explique assez simplement comment le Désir insatiable (ou Avidité) entraîne pénuries et famines, comment la Violence (ou Colère) entraîne les conflits et la destruction par les armes, et enfin comment l'Ignorance conduit à la diffusion de maladies et à l'extension d'épidémies, souvent mortelles pour les plus démunis.
Le constat est accablant. Il ne s'agit pas d'une crise, qui laisse entendre une situation provisoire ou passagère... Il s'agit de l'extension des Trois poisons à l'ensemble de notre planète et de tous les êtres qui la peuplent. Voilà ce qu'est réellement la mondialisation tant vantée par tous. Un monde divisé et ravagé par la terreur, l'aveuglement et la folie pour une durée aussi longue que l'environnement naturel le supportera, c'est-à-dire jusqu'à l'extinction de notre espèce... Sortir de ce cycle toxique et hostile s'avère une tâche insurmontable pour l'individu isolé. Elle ne peut s'accomplir qu'en retrouvant le chemin de la solidarité humaine et les valeurs qui la constituent.
Alors comment mener une action lucide et conserver une perception toute aussi lucide ?
En cessant purement et simplement d'alimenter notre existence personnelle des Trois poisons dans un premier temps. Puis en cessant d'alimenter notre existence collective de ces mêmes trois poisons, en cessant d'infliger aux autres ce que nous ne voulons pas qu'il nous infligent. Par quoi remplacer les Trois poisons ? Par les Trois vertus envers tous les êtres vivants : celle du Souverain, celle du Maître et celle du Parent.
— Le Souverain est celui qui protège les êtres vivants.
— Le Maître est celui qui transmet les connaissances et l'histoire du monde aux êtres vivants.
— Le Parent est celui qui aime les êtres vivants.
Protéger, transmettre et aimer, voilà les Trois vertus qui respectivement s'opposent à (et doivent remplacer) détruire, ignorer et accaparer.
Ces valeurs ne sont pas spécifiquement bouddhiques. Elles sont connues de toutes les confessions dans le monde entier. Ce sont des valeurs universelles. Et si personne ne peut les manifester pleinement du jour au lendemain, nous pouvons tous commencer dès aujourd'hui apprendre à les manifester dans notre vie quotidienne. Les résultats sont assez faciles à percevoir et ils ne tardent généralement pas. S'ils sont au début modestes, l'exercice constant de ces Trois vertus permet au bout de semaines, de mois, d'années, de décennies de voir apparaître un monde différent, régit par d'autres principes que ceux qui actuellement nous emprisonnent aujourd'hui dans la prison des illusions et de l'obscurité fondamentale.
Tout ce que nous avons à faire est de persister dans cet effort permanent... En aurons-nous le courage ? L'avenir nous le dira.