Sans plus d'adversaires à son seul modèle économique, le capitalisme néo-libéral domine non seulement le monde mais également la façon de se le représenter. Le monde capitaliste est unique, indivisible, centralisé et pyramidal. Une poignée de possédants commande un cadre de décideurs parfaitement dressés, qui organisent une armée d'agents zélés, qui eux mêmes mettent en coupes réglées des légions d'esclaves d'un genre nouveau.
Autrefois les esclaves étaient enchaînés par la nécessité de la survie. Mais l'histoire a prouvé que ce mode de coercition est contre-productif et parfaitement instable à moyen et long terme. D'autre part, l'esclavage est moralement rebutant et très difficile à soutenir du point de vue religieux, première forge de l'éthique individuelle. Toutefois, l'esclavage demeure l'un des principes les plus efficaces en matière de contrôle des populations et encore à ce jour, il est pratiqué de manière locale dans certaines régions du monde.
Il a donc fallu inventer une nouvelle définition de l'esclavage et remplacer la survie par une autre nécessité vitale et absolue. L'esclavage devrait changer de nom et les chaînes qui lui donne ses caractéristiques de mécanisme de contrôle devraient se faire invisibles. Cette disparition de la servitude a été la partie la plus simple de la transformation de l'esclavage.
L'esclavage repose sur une articulation simple : ta force de travail est à mon service exclusif et inconditionnel en échange de quoi je t'assure la survie. Les conditions de cette survie sont soumises à la conjoncture économique et à mon bon plaisir. Avec l'abolition de l'esclavage, des populations entières se sont retrouvées dans la rue, sans ressources, sans moyens, sans qualification, ni instruction. Souvent transplantées depuis des générations et jamais intégrées, elles se sont retrouvées à la merci d'une nouvelle forme d'esclavage entièrement articulée, cette fois, sur le travail salarié...
Tu n'es plus obligé de donner ta force de travail. Tu la vends. Tu n'es plus contraint à l'exclusivité, pas plus que ton employeur. Tu n'es pas obligé de te plier aux conditions de travail imposées mais le prix à payer est de n'obtenir ni le travail, ni la rémunération correspondante. Sans rémunération, pas de subsistance, pas de protection, pas de survie possible. Adieu l'esclavage et bienvenu dans le monde du travail salarié. Au revoir l'asservissement, bonjour la dépendance.
Avec la fin de l'esclavage comme premier moyen de contrôle des populations et des forces de travail, de nombreux mouvements populaires ont cherché à établir de nouvelles règles sociales pour se défendre contre les possédants et protéger les démunis nouvellement libérés de leurs chaînes. Car si l'esclavage, puis le servage ont été abolis sur des périodes assez longues, il n'y a pas eu de réel transfert de propriété au profit des affranchis. Les grands propriétaires terriens ont conservé l'essentiel de leurs biens (malgré des rebondissements révolutionnaires) et les grands industriels ont conservé les fortunes qui leurs ont permis de développer le monde dans lequel les descendants de ces affranchis vivent aujourd'hui.
En Occident, seul un nombre restreint d'affranchis a réussi à se hisser à la hauteur des grands de ce monde, mais ils conservent la marque de leurs castes ou de leurs basses extractions. Pour le reste, les fortunes et les terres sont dans les mêmes mains depuis plus de deux siècles sans que les révolutions socialistes ne soient parvenues à en renverser le mouvement. Cette situation historique est entretenue grâce au pouvoir militaire et économique dont disposent les puissants. Telle est la réalité à gros traits du monde occidental.
Dans le reste du monde, l'Afrique est toujours enlisée et maintenue dans la misère. l'Amérique latine peine encore à se remettre des traitements effroyables que lui ont infligés d'abord les européens, puis les nord-américains. Enfin l'Asie s'est transformée en vaste usine du monde régie par les règles sociales de servitude maximale du 18e siècle anglais.
En y regardant de plus près, les occidentaux s'en sont plutôt pas mal tirés en abandonnant l'esclavage. Ils ont repoussé les guerres hors de leurs territoires, unifié les marchés commerciaux et les systèmes financiers, mis en coupe réglés des légions de salariés et se sont installés aux commandes d'un gouvernement mondial en usant de leur puissance de destruction et de leur contrôle exclusif des ressorts économiques.
La clé du succès occidental repose non sur la transformation de l'esclavage en salariat, mais sur le masquage des servitudes et des dépendances par la fabrication d'une fiction élaborée et efficace. Le salut et la rédemption inventés par les religions ayant été détruits par les Lumières et le libéralisme, il fallait un nouveau credo : le bonheur capitaliste et libéral. Rien à voir avec le bonheur tout court, notion philosophique relative et indéfinissable. Rien à voir non plus avec la plénitude ou l'éveil proposé par les philosophies orientales. Le bonheur capitaliste et libéral est tangible, pragmatique et s'inscrit dans la matière. Cette forme de bonheur est né de l'atténuation de la première nécessité, la survie. Lorsque la survie n'est plus un enjeu majeur sanctionné de vie ou de mort, que l'individu n'est plus autant menacé et que ses conditions lui permette d'envisager autre chose que ce qu'il va mettre dans son estomac une ou deux fois par jour, alors que cherche-t-il ?
La réponse est le confort par l'accumulation de tout ce qui viendrait à manquer dans l'avenir.
Dès son plus jeune âge, l'être humain développe une capacité tout à fait fascinante : le stockage. Au début de sa vie, bébé ne sait que faire de trois objets alors qu'il n'a que deux mains. Il lâche volontiers l'un pour prendre l'autre et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il se détourne de ces trois objets pour s'intéresser à autre chose. Mais assez rapidement, bébé découvre qu'il peut stocker le troisième objet, voire un quatrième et un cinquième dans des compartiments autres que ces mains. Ainsi sa bouche, puis les plis de ses vêtements, puis des récipients improvisés ou naturels deviennent des lieux de stockage de tout ce que bébé veux garder. C'est grossièrement sur cette phase de l'apprentissage de la vie que se construit notre propre capacité de stockage physique comme intellectuelle.
C'est aussi sur cette particularité humaine que s'appuie tout entier le capitalisme libéral. Ainsi le bonheur capitaliste est le stockage et la possession de tout ce qui participe du confort individuel (le confort collectif n'étant nécessaire que s'il maximise le confort individuel). Sur cette base se sont construit le consumérisme, la propriété privée, l'exclusivité, la détention du capital, l'actionnariat et le profit. Cette dernière notion n'est pas conçue comme un développement intérieur mais comme la maximisation des biens déjà possédés et l'augmentation de leur valeur en quantité comme en qualité. C'est sur la notion de profit que le capitalisme libéral a orchestré la fiction du bonheur capitaliste libéral. Le profit étant une notion relative à la somme de biens possédée, il est parlant pour tous, à tous les échelons de la pyramide.
D'un point de vue bouddhique, l'esclavage reposait sur le premier principe des Trois poisons, la stupidité. Car quoi de plus stupide qu'une foule d'esclaves exploités par seulement une poignée d'esclavagistes. La peur de la mort était le moteur de la perpétuation de ce système. Mais le besoin de maximiser les profits a permis une meilleure survie des esclaves et les a libéré, contre toute attente, de la servitude. La stupidité a été anéantie par la rapacité, deuxième principe actif des Trois poisons. Pour contrecarrer ce nivellement, les puissants ont recours au troisième principe actif, l'orgueil, afin de maintenir les anciens esclaves dans l'univers de la rapacité.
L'orgueil est une notion complexe qui en l'occurrence se définit par un sentiment de supériorité absolu des uns (les puissants) sur les autres (les faibles). Ces manifestations sont multiples mais toujours articulées sur la violence sous toutes ses formes : guerre, oppression, corruption, torture, etc. La stupidité se caractérise par l'absence de connaissance des choses, l'avidité par une obsession pathologique pour un nombre restreint de choses, l'orgueil par une perversion de la connaissance des choses de l'existence. Ainsi l'orgueil considère le stockage des ressources comme une source de pouvoir alors même qu'il ne s'agit que d'un moyen d'anticiper les aléas de l'existence. L'orgueil nous dicte de protéger nos biens contre les autres, de les repousser hors des limites de notre territoire, de tuer si nécessaire, de piller le bien des autres s'ils sont faibles ou moins bien organisés, de rivaliser avec ceux qui possèdent moins ou plus...
Où que l'on regarde, le monde moderne ne diffère pas du monde ancien. Les Trois poisons sont à l'œuvre et dominent les esprits. Au point que la lecture des écrits de Nichiren, pourtant vieux de huit siècles, nous éclairent tout autant que s'il avait été écrits hier : « Notre monde est le domaine du Démon du sixième ciel. Ses habitants sont liés à ce Roi-Démon depuis le temps sans commencement. Il a non seulement construit une prison de vingt-cinq royaumes dans les Six Voies afin d'y enfermer toute l'humanité, mais il a aussi mis des fers aux pieds des femmes et enfants, et pris parents et souverains dans des filets qui obscurcissent le ciel. Pour masquer la nature de bouddha qui est la véritable nature humaine, il incite les hommes à boire le vin de l'avarice, de l'orgueil-colère et de la stupidité, et ne leur donne à manger que des mets empoisonnés qui les laissent prostrés sur le sol des Trois mauvaises voies. » (Lettre aux frères, Minobu 1275)
En actualisant, voilà ce que cela donnerait : « Notre monde est dominé par l'illusion fondamentale. Ses habitants y sont attachés depuis la nuit des temps. L'illusion a produit non seulement des frontières et des systèmes afin d'y enfermer toute l'humanité, mais aussi des discriminations pour limiter les femmes et les enfants, et emprisonné les citoyens et leurs représentants dans des sphères artificielles qui les coupent du réel. Pour masquer la nature éveillée qui est la véritable nature humaine, l'illusion fondamentale abreuve les gens de consumérisme, de rivalités et de bêtises tout en les gavant de nourritures empoisonnées qui les laissent prostrés dans un monde de stupidité, de voracité et de bestialité... »
Mais qui est donc ce Roi-démon du sixième ciel, ou cette illusion fondamentale ?
Ce n'est pas une entité satanique ou une force négative transcendantale. C'est la capacité de chacun à se voiler la face, à faire preuve d'aveuglement et à se complaire dans les trois poisons alors même que l'on est parfaitement conscient de la trajectoire fatale que cela donne à notre vie individuelle ou collective. Cet aveuglement se nourrit de chaque cigarette que nous mettons à la bouche, de chaque injure que nous professons verbalement ou simplement en pensée à l'encontre d'untel ou d'unetelle, de chaque mensonge que nous inventons pour éviter une situation inconfortable, de chaque fois que nous prenons le volant le cerveau embrumé par l'alcool, de toutes les mesquineries et de toutes les brimades que nous subissons ou que nous faisons subir dans des emplois détestables et dénués de sens... La liste est sans fin.
Tous les jours, nous fabriquons notre modeste et efficace contribution à cette masse informe et infinie de stupidité, de violence et de frustrations. Et tout cela dans un seul et unique but ressassé ad nauseam à la télé, sur les murs du métro, dans les magazines, dans les livres, dans le discours des politiciens et des autres : le profit. Oui le profit. Nous perpétuons ce cycle toxique qui nous empoisonne la vie pour le seul et simple profit personnel et égoïste. Nous coupant de la réalité de l'existence plus complexe, plus vaste que l'individu et surtout plus difficile à appréhender.
C'est l'effort nécessaire qui nous rebute, car faute d'un moteur puissant comme la survie individuelle, nous sommes tous pareils... Nous préférons le confort personnel à la beauté du monde. Notre erreur est de croire que notre confort personnel peut échapper à la misère, à la guerre, à la famine, à la pestilence qui sera le lot des autres, des faibles, de ceux qui n'ont pas de chance ou qui n'ont rien compris...
La récente crise financière que les médias étouffent autant que leurs maîtres politiques et industriels leur commandent vient subitement contredire le modèle si performant du capitalisme néo-libéral. Le malheur des surendettés américains qui finalement ont perdu le peu qu'ils possédaient en essayant seulement d'obtenir un toit sur la tête semblait cantonné au pays du capitalisme sauvage, les Etats-unis. Mais telle une épidémie, la crise s'est étendue. D'abord à la Grande-Bretagne avec des faillites bancaires spectaculaires aussitôt étouffées dans l'œuf, puis par l'effondrement de l'immobilier, valeur de référence et de réserve traditionnelle... Et maintenant, la crise arrive sur le continent européen, solidement cadenassé derrière la BCE, alors qu'aux Etats-unis, la troisième banque américaine fait faillite, que la deuxième compagnie d'assurance mondiale est quasi nationalisée par la Banque fédérale américaine.
Il est curieux, voire suspect, de voir combien les pertes de la Société Générale ou du Crédit Agricole, passent rapidement à la trappe des journaux télévisés pour faire place à des conflits lointains, des problèmes écologiques insolubles ou des faits divers locaux. Mais c'est le propre des sociétés dominées par l'Orgueil, la Rapacité et la Stupidité que de masquer les chaînes de la servitude. Il faut continuer à consommer, à faire marcher le crédit, à ne pas céder à la panique, à faire tourner l'économie néo-libérale et à renflouer la finance internationale à la dérive. Et tout cela pour le profit de qui ? Des trois cent millions d'actionnaires qui possèdent le monde et des dizaines de milliers de gestionnaires qui démontrent leur incompétence à le gérer ?
Certains diront que j'exagère, que je caricature, que je considère des complexités économiques sous un angle simplificateur et populiste... Je ricane d'avance. Les gens se croient libres parce qu'ils ont un frigo, une bagnole et une baraque, mais ils oublient que tout cela est périssable et que le moment venu les compagnie d'assurance préfèrent un long procès à un règlement immédiat, comme c'est le cas à la Nouvelle Orléans en ce moment même. Les gens pensent que leur autonomie repose sur leur épargne et leur capacité de crédit, mais que se passe-t-il quand votre banque vous annonce qu'elle ferme ses guichets et qu'elle n'est plus solvable de vos avoirs ? Ça n'arrive pas qu'aux autres et pas seulement dans les républiques bananières d'Amérique centrale ou de l'Asie du Sud-est. C'est nos voisins anglais et américains qui en souffrent maintenant.
Le Daichido Ron, un traité classique du bouddhisme Mahayana déclare que les trois poisons sont la source de trois calamités : la guerre, la famine et la pestilence. Nous croyions que ces scénarios catastrophiques étaient désormais oubliés et relégués aux confins de notre champ de vision et de notre actualité. Que chacun se réveille ! Le profit néo-libéral est l'ennemi du bonheur. Il ne profite qu'à une poignée qui contrôle plus de la moitié des actifs mondiaux. Tous les autres n'ont que des miettes qui leurs seront enlevées si les temps se durcissent. Car comme le dit un proverbe chinois : « Quand les gros maigrissent, les maigres meurent. »
Au nom du profit et du pouvoir d'achat, le capitalisme néo-libéral détruit non seulement la planète mais aussi sa population humaine et animale. Devant l'ampleur du saccage, tout le monde ou presque semble s'en désintéresser. Que faire ? Comment combattre un tel mouvement ? Comment éveiller les consciences ? Comment trouver la force ? Toutes ces questions sont des feuilles de vigne que l'individu se lance à la tête pour éviter de prendre ses responsabilités personnelles dans la plus grave crise de l'histoire de l'humanité. Aujourd'hui, il suffit de brancher la télé pour voir que les trois calamités sont déjà là ! Elles sont localisées mais nous savons que le monde est désormais globalisé. Et la crise financière qui frappe toutes les places de marchés des pays dits «développés» est le premier signe que les fléaux se propagent désormais à l'échelle de la planète.
Combien de temps allons-nous continuer à attendre avant d'agir ? Combien de temps allons-nous continuer à garder la tête dans le sable ?
Changer le monde est un effort constant, quotidien et responsable. Il nécessite de s'informer, de se remettre en question, de contester et d'agir concrètement. Mon action principale est d'écrire et de diffuser mon message. Ceux et celles qui veulent en discuter sont les bienvenu(e)s. Les alternatives existent. Les gens qui suivent le chemin du changement sont là... Et vous que faites-vous ?
La fin du monde
Il y a 11 ans
2 commentaires:
Oui, on peut certainement s'éveiller à l'absurdité et à la cruauté de cette idôlatrie du profit.
Et ce texte donne les principaux éléments qui permettent de s'y éveiller.
J'espère donc qu'il sera lu par de nombreux "affranchis".
Merci pour eux.
Attention à ne pas te tromper de cible! les amalgames, c'est très vite fait:avidité=profit=capitalisme=libéralisme
le libéralisme, ce que j'en comprends après m'y être intéressée, c'est bien autre chose que cette caricature que tu nous décrit!je suis libérale et fière de l'être, comme je suis bouddhiste, et pour résumer, je dirais "je préfère faire ZAIMOU que payer des impôts, car c'est plus efficace économiquement parlant"
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