Lewis Caroll décrivait dans Alice aux pays des merveilles, un lapin à la fois étrange et familier. Ce lapin blanc est obsédé par le temps et est constamment en retard. Il passe le plus clair de ces apparitions à répéter qu'il est retard, qu'il est trop tard, que le moment est déjà passé. Bien souvent, en regardant autour de moi, j'ai la saisissante impression que Lewis Caroll décrivait ainsi et prophétiquement le devenir du monde moderne, et après lui, la société occidentale post-moderniste dans laquelle nous essayons tous de vivre.
Malgré tous les efforts déployés par les médias, les journalistes et la technologie de l'information pour raccourcir le délai entre le fait et sa relation au public, le retard reste irréductible et tout ce que nous voyons à la télé ou dans les journaux, ou même sur Internet appartient au passé au moment même où nous en prenons conscience. La radio reste le seul outil d'information en direct, en temps réel. Pourtant malgré l'engouement qu'elle connaît à nouveau, ce ne sont pas les programmes d'information en temps réel qui sont les plus prisés.
Alors même que le retard est perçu comme un handicap, voire comme une condition impolie et méprisable par notre société, il est totalement accepté quand il s'agit de ce que nous percevons de la réalité du quotidien. Et cette culture du retard semble avoir envahie la totalité de nos activités humaines au point que toute forme d'anticipation ou de prospective est considérée comme une absurdité et ressentie comme un risque. Personne n'aime les retards, ni être en retard, mais tout le monde se méfie des projections et des promesses de lendemains meilleurs.
Comme le lapin d'Alice, le nez rivé à la montre, nous poursuivons notre course folle à travers notre propre vie en ne considérant que le passé comme certitude et le retard comme une condition naturelle de la marche de l'univers. Ainsi, nous acceptons, tous, qu'il est déjà trop tard, que nous avons manqué le train et qu'il faut maintenant s'en accommoder et réagir en conséquence. C'est trop tard, alors tant pis. Passons à autre chose. Résignés et gagnés par les regrets, nous regardons avec nostalgie les hypothétiques solutions que nous aurions pu trouver pour des problèmes du passé et qui auraient, sans nuls doutes, changé, pour le meilleur, notre présent.
Cette disposition pour le retard porte une autre caractéristique en elle. Celle de l'érosion rapide, voire de la désintégration de l'espoir. A force de voir très bien ce que l'on a raté, ce que l'on n'a pas su régler à temps, il nous vient ce sentiment diffus et croissant, années après années, qu'il n'y a pas de moyen de faire les choses à temps. En dépit de nos efforts, souvent courageux, rien n'y fait, il est déjà trop tard. Aucune solution ne semble possible. Aucun projet ne va aboutir. Ce fatalisme invisible et souvent inconscient nous détourne de notre capacité toute simple à changer les choses dans le couple, dans la famille, dans le village ou le quartier. Par extension, il nous coupe de toute volonté de changer la société.
Dans une telle disposition d'esprit, je trouve logique, bien que totalement irrationnelle, l'obsession du lapin pour sa montre. Et il en va de même pour tout le reste dans notre monde apparemment réel, sérieux et rationnel. Tout le monde est obsédé par le temps, les délais, les plannings, les échéances... Et par là même, les dépassements, les retards, les ratages et les manquements se multiplient par légions plongeant notre petit univers rationnel dans le chaos et l'anarchie. D'ailleurs la crise financière actuelle n'est pas le fait de mauvais placements, ni d'une mauvaise anticipation des risques. Elle est essentiellement due à un problème de retards répétés et en chaînes.
Les banques ont prêté trop tôt à des familles et des couples qui étaient en retard dans la consolidation de leur situation financière, puis qui se sont retrouvés en retard pour rembourser les échéances. Les investisseurs ont demandé trop tôt aux banques des bénéfices sur ces prêts et ces dernières n'étaient plus capables de générer les fonds nécessaires dans les temps demandés. Et d'un même mouvement, tout le monde s'est mis à exiger d'être payé sans délai des sommes imparties. Manquant de temps pour trouver des solutions et mettre en œuvre des mécanismes pour reconstituer des pertes et étaler les paiements, tous les acteurs économiques se sont volontairement mis dans une situation de crise. D'un moment à l'autre, tout le monde a décidé qu'il était trop tard.
Cet enchaînement est typique de toutes les crises. Mais ce qui reste inconscient c'est le processus. Tout le monde, comme le lapin blanc, pense que c'est la faute de la montre qui tourne trop vite et qui ne nous laisse pas assez de temps ou bien qui souligne la perte de notre temps précieux. Personne ne pense : « mais au fait, c'est moi qui décide si j'ai assez de temps ou non ! » Personne ne dit cela car suspendre le temps équivaut à considérer le présent et à remettre en question tout le dispositif de retards accumulés que nous croyons être notre vie. Et s'il faut choisir entre une remise en question pleine d'interrogations et la poursuite de notre situation acquise et familière, la balance penche toujours vers ce que l'on connaît déjà, aussi inconfortable que cette dernière puisse être.
En manquant de temps, nous bénéficions d'un passé stable et identifié. Le retard, bien que réprouvé en apparence, nous console et nous réconforte. Car quand il est trop tard, il n'y a plus de choix à faire et nous sommes enfin débarrassés de la responsabilité de notre situation. Nous pouvons dès lors nous noyer dans nos chagrins, nous envelopper de nos regrets et nous plaindre ad nauseam de notre triste sort. Finie la recherche de solutions, terminé le combat quotidien pour faire avancer les choses. Tout espoir devient inutile et ce n'est pas notre faute. Il est juste trop tard et c'est ça la vie. On y peut rien. Alors passons à autre chose... La boucle est bouclée. La montre marque à nouveau minuit, une nouvelle journée peut se mettre en marche, toujours dominée par l'irréductible retard.
La fin du monde
Il y a 12 ans