2.5.08

| Les hasards du Karma |

Le hasard, la chance, la fatalité, la providence... autant de notions étranges qui échappent à la raison et se substituent à l'existence d'une puissance divine supérieure pour ne laisser place qu'à des probabilités et des statistiques. Mais quelle est donc la place du hasard dans le bouddhisme ?

"Hasard" est dérivé d'un mot arabe du Maghreb, az-zahr qui signifie en premier lieu, la chance.
La définition dure et indigeste du hasard est : « Cause, jugée objectivement non nécessaire et imprévisible, d'événements qui peuvent cependant être subjectivement ressentis comme intentionnels. » (Trésors de la langue française). Dans le langage ordinaire cela exprime un manque manifeste de causes apparentes ou intelligibles à un phénomène ou à un ensemble de phénomènes. Les choses surviennent mais nous n'en comprenons pas l'origine, ni le mécanisme, ni parfois même les conséquences. Ainsi, on invoque le hasard lorsque l'on est incapable intellectuellement de comprendre ou d'expliquer un événement qui nous arrive de manière imprévue ou improbable. On l'invoque également lorsque l'on ne peut calculer ou anticiper ce qui va se dérouler ou survenir, et encore lorsque l'on ne veut ou ne peut pas entrer dans les détails de la causalité de tel ou tel événement... En bref, l'invocation du hasard exprime l'incertitude que nous ressentons au sujet des causes et des conséquences.

Depuis la nuit des temps, la philosophie, la religion et la science sont particulièrement fascinées par le hasard. D'un côté, l'expérience spirituelle individuelle et subjective tente de découvrir des raisons, des origines au hasard lui donnant les noms de providence, de destin, de fatalité, puis plus récemment de synchronicité ou de congruence. En Orient, c'est la notion de Karma qui est associée au hasard, mais d'une manière plus complexe que nous développerons tout à l'heure. La science, pour sa part, s'est efforcée de démystifier et de démythifier les "coups du sort", les "aléas" du hasard, en démontrant que nombre d'événements étaient déterminés par des causes jusque là ignorées ou invisibles. Ainsi les sciences sociales, la psychologie, la biologie, la physique, l'écologie, etc. ont permis de transformer des phénomènes apparemment anarchiques en événements "normaux", "prévisibles", voire "logiques".

Ainsi le combat commun de la science et de la spiritualité se feraient contre le hasard, symbolisant ici l'inconnu. Cette idée persistante est de plus en plus contestée par les recherches scientifiques les plus avancées et par de nouvelles représentations religieuses de la conception de l'univers. Dans ces dernières, la prodigieuse diversité du vivant, l'incroyable complexité de la matière et l'infinie variété des relations qu'entretiennent toutes les composantes de l'univers ne manquent pas de laisser penser qu'une intelligence supérieure préside à l'harmonie et à l'évolution de ce vaste ensemble spatio-temporel. Si la plupart des théories créationnistes sont complètement contestables et parfaitement ineptes pour certaines, cette nouvelle offensive ne se situe plus dans le champ de la vérité religieuse dogmatique. Les défenseur de l'intelligent design ne sont pas seulement des religieux, il sont aussi des scientifiques, des journalistes, des élus... Les enjeux ne sont plus d'offrir une alternative à la seule vérité scientifique, mais de replacer l'homme, le vivant et la création dans un ensemble spirituel dans lequel le hasard n'est rien d'autre que cette intelligence supérieure impalpable et transcendante à l'œuvre dans l'ensemble de l'univers. Le hasard, c'est le divin, ces "voies impénétrables" que l'intellect ne peut saisir, ni énoncer. C'est ce que traduit la boutade d'Albert Einstein : « Le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito. »

De leurs côté, les scientifiques athées ne sont pas en reste et se sont emparé du hasard et de l'improbable pour en faire une partie majeure des représentations et des modèles de l'univers. Ils ressuscitent ainsi les travaux et les théories de nombreux antiques grecs déjà fascinés par les probabilités et les jeux. Le hasard n'est plus en science relégué à l'anomalie ou à l'accident dans les lois des séries. Il devient une composante intégrale de la recherche et de l'observation du monde. Il est les aléas de la mécanique quantique ou des la théorie cinétique des gaz, l'imprévisibilité des maladies multifactorielles de la médecine et de l'épidémiologie, la contingence de l'évolution du vivant dans la biologie et la zoologie, les méthodes aléatoires de la sociologie et de l'ethnologie, les probabilités de l'économie... L'incertitude est donc devenue partie de l'arsenal des mécanismes scientifiques afin de prédire les phénomènes. Jacques Monod, biologiste de renom et prix Nobel de Médecine pour ses travaux conjoints avec François Jacob et André Lwolf en génétique, résume ainsi le rôle du hasard dans le travail du scientifique : « Beaucoup d'esprits distingués, aujourd'hui encore, paraissent ne pas pouvoir accepter ni même comprendre que d'une source de bruit la sélection ait pu, à elle seule, tirer toutes les musiques de la biosphère. La sélection opère en effet sur les produits du hasard, et ne peut s'alimenter ailleurs; mais elle opère dans un domaine d'exigences rigoureuses dont le hasard est banni. » (J. Monod, Le Hasard et la nécessité, Paris, éd. du Seuil, 1970, p. 135.)

Que l'on soit scientifique ou bien religieux, le hasard semble désigner la part inconnue, encore incomprise par le premier et inconnaissable pour le second.

Mais qu'en dit le bouddhisme ? Existe-t-il une théorie du chaos ou bien un principe d'incertitude dans l'immense corpus théorique du bouddhisme, tous courants confondus ? A ma connaissance, il n'y en a pas. Ce qui ne veut pas dire que le bouddhisme rejette l'idée de hasard. Cela signifie seulement que le bouddhisme, la philosophie ou discipline de l'éveil ne consiste pas dans la démystification ou la résolution du hasard.

Le bouddhisme s'articule sur une théorie centrale dans la philosophie orientale : la théorie de l'action ou dite du "Karma". Sans revenir longuement sur le principe (qui est décrit dans l'article en lien direct sur le Forum Soka), il est important de garder en mémoire que la théorie de l'action, le Karma, est un mécanisme existentiel et non un principe scientifique. Cela signifie que toute forme de pensée, d'expression et d'acte produit des conséquences physiques dans le réel et des conséquences psychosomatiques dans les êtres. Ces conséquences ont pour effet d'engendrer davantage de pensées, d'expressions et d'actes, produisant toujours plus de conséquences dans des proportions parfaitement incalculables. Il est donc pratiquement impossible de connaître ou de comprendre les ramifications du Karma, ou plus simplement de l'influence de toutes les vies sur notre propre vie. C'est sur cette notion d'ignorance rationnelle et intelligible que le bouddhisme construit son système philosophique. Il n'y a donc pas de chose inconnaissable. Il y a juste trop de choses à connaître en une seule vie pour un seul individu.

Dite ainsi cette déclaration est particulièrement déprimante. En effet, si je ne peux connaître les raisons de mes problèmes, souffrances et frustrations, il m'apparaît évident que je ne puisse pas m'en défaire et donc que j'en sois perpétuellement prisonnier. C'est ce constat que fait le bouddha et c'est sur ce cycle que travaille sa philosophie : sortir du cycle de la souffrance pour entrer dans un cycle du bonheur. Pour ce faire, le système de pensée philosophique bouddhique propose d'utiliser la même théorie du Karma qui pourtant nous maintient dans la souffrance. En dépit des habitudes, des probabilités contraires et des facteurs inconnus qui président à l'existence humaine, la démarche bouddhique propose de travailler à construire à partir de maintenant et sans rejeter le passé, une nouvelle réalité personnelle compatible avec la réalité du Karma.

Beaucoup plus facile à dire qu'à faire, me direz-vous et vous aurez raison ! La démarche est une authentique discipline d'éveil. Il s'agit d'harmoniser la perception que nous avons du monde et de nous même avec les réalités manifestes de notre vie comme de celle de notre environnement. Cette harmonie passe par accepter le présent tel qu'il est et non à l'aune d'un éventuel passé glorieux ou d'un futur prometteur. Une fois cet état adopté et renforcé, il s'agit alors de produire un présent conforme à nos désirs de bonheur et non plus prisonniers des schémas douloureux du passé. Cette discipline se double d'un réel éveil aux liens qui rattachent notre vie individuelle à celle de tous les autres êtres humains, à celle de toute vie et plus généralement à l'ensemble des phénomènes de l'univers, y compris tout ceux que l'on ne pouvait évidemment pas prévoir ! Ainsi le système de pensée bouddhique n'accorde aucune sorte d'importance au hasard en tant que donnée inconnue ou en tant que mystère divin. La philosophie du Sûtra du Lotus, tout particulièrement, s'accorde sur le fait que le principe de vie est d'ordre mystique, mais l'élucidation de ce mystère n'est pas le moyen pour parvenir à l'éveil. Le véritable enjeu pour l'individu sur le chemin de la pratique du bouddhisme est de réformer les cycles et les séries désastreuses pour sa propre vie comme pour celle des autres, puis de produire toujours davantage de cycles et de séries créatives pour lui comme pour les autres.

Ce processus, intitulé révolution humaine par Josei Toda et très largement développé par Daisaku Ikeda, forme la base essentielle du bouddhisme Soka tel qu'il est proposé par le mouvement Soka à travers le monde. Très distinct des pratiques ésotériques de nombreux courants bouddhiques et orientaux, le bouddhisme Soka se préoccupe de la transformation intérieure des individus afin de leur permettre d'éliminer la frustration et l'impuissance dans les cycles qui animent leurs vies personnelles. Ainsi libéré, l'individu est capable de mettre en action son potentiel créatif, quel qu'il soit, et de manifester une réalité positive tant pour lui-même que pour tous ceux avec lesquels il a des liens. Dans cette démarche philosophique et éthique, le hasard est compris comme un ensemble d'opportunités de développement de sa propre vie qui permettent davantage de créativité et de production de valeurs positives.

A la question : pourquoi moi ? Le bouddhisme répond qu'il s'agit d'une "chance" de se développer encore et toujours. Au "pourquoi" le bouddhisme substitue le "comment". Au hasard, le système de pensée bouddhique donne le sens de bonne fortune. Cette dernière connaît évidemment des revers, mais ils sont également des opportunités que l'on peut encore utiliser à bon escient et finalement transformer les échecs en éléments constitutifs de la victoire. La pratique du bouddhisme n'est donc pas une tentative de résistance aux hasards, ni un moyen d'influer sur le hasard. Elle est la discipline permettant de faire face à la réalité quelle qu'elle soit et d'en tirer le meilleur profit possible dans la situation qui est la nôtre à ce moment là sans subir l'influence d'un passé douloureux ou de fantasmes de lendemains meilleurs. Au final, le hasard c'est une autre manière de regarder la vie sans s'encombrer des causes multiples de ce qui nous arrive. Les situations sont là et maintenant il faut faire avec sans les nier, les ignorer ou simplement les masquer. René Barjavel a écrit ces mot extraordinaires qui résument la recherche vaine que nous avons de vouloir influer sur les innombrables détours d'une existence : « Les hommes croient choisir leur femme : c'est toujours la femme qui harponne. Mais sa décision n'est pas libre non plus. Elle est le résultat des rencontres, des humeurs, du milieu. On se marie par hasard. Il y a des hasards heureux. » (R. Barjavel, Colomb de la Lune, Gallimard Folio, Paris, 1962)

Nous nous plaignons souvent des hasards malheureux, mais quand est-il de ces innombrables hasards heureux qui fourmillent dans nos existences ? Ne serait-il pas plus constructif de nous concentrer sur ceux-là plutôt que sur les autres...?