2.5.08

| Où se trouve l'état de bouddha ? |

Le bouddhisme décrit la réalité comme un état de transformations constantes et ininterrompues. Devenir est en soi la nature même des choses. Tout est en devenir, donc tout est. Ainsi, on ne devient pas bouddha, on l'est, puis on cesse de l'être, puis on l'est à nouveau.

L'état d'éveil (ou état de Bouddha) est une condition de vie, une phase dans le temps et dans l'espace durant laquelle on est éveillé et en prise au réel de façon complète, alors que les autres conditions de vie, aussi agréables ou stimulantes qu'elles peuvent être, ne sont que partielles, incomplètes au regard de l'immensité de l'existence universelle.

La condition de vie du bouddha, l'état d'éveil, pourrait être ressentie comme impraticable du point de vue strictement personnel de l'individu lambda. Comment concevoir quelque chose de l'ordre de l'universel sans se sentir instantanément diminué, voire anéanti par l'immensité de la réalité fondamentale ? Tant que l'on persiste à concevoir l'éveil d'un point de vue strictement individuel sur la seule base de ses conceptions limitées et de son expérience par définition partielle, il est pratiquement impossible de faire l'expérience de l'état de bouddha.

Les dix conditions de vie
Le bouddhisme structure les conditions de l'existence en dix états distincts, perméables entre eux, interactifs et surtout suffisamment fluides pour permettre la translation entre deux états. Cette translation s'effectue à la vitesse de la pensée. Ainsi, nous passons d'un état à l'autre au gré des événements intérieurs et des circonstances extérieures qui surviennent à chaque instant de notre vie. Ce rythme est si rapide que la plupart d'entre nous ne nous rendons pas compte de la succession des états de vie. Il est si rapide qu'il nous est difficile d'avoir conscience de la présence et de l'apparition des autres états tant nous sommes saturé par un état de vie que nous pouvons croire dominant. "C'est plus fort que moi" diront certains. "Je ne peux pas m'empêcher" diront d'autres. Tout le monde perçoit l'influence des différentes conditions de l'existence mais il est rare que les gens se penchent sur la nature de ces différents mondes.

Les dix états de vie font partie d'un modèle assez complexe de représentation de l'existence dans lequel l'origine, l'action et les conséquences de chaque manifestation s'inscrivent dans une mécanique qui régit les rapports entre les innombrables éléments qui composent l'univers. Les dix états sont mutuellement inclusifs et pendant que l'un d'entre eux est manifeste, les neuf autres continuent d'exister à l'état latent, comme en sommeil, avant de surgir au moment prochain. Avant de voir comment les conditions de vie s'interpénètrent, attardons-nous sur ces dernières telles qu'elles sont définies par le bouddhisme.

Les dix états sont divisés grossièrement en trois catégories : les états dit «inférieurs», source de souffrances et de frustrations aussi innombrables que variées, les états dit «supérieurs» dans lesquels nos désirs sont comblés apportant une satisfaction durable mais limitée dans le temps comme dans l'espace, et enfin les états que je qualifierai de «suprêmes» dans lesquels les désirs s'estompent devant des impératifs altruistes et immanents qui apaisent les pulsions et canalisent les besoins dans un rapport de totalité entre l'individu et le cosmos. Ces derniers états sont les plus rares et nécessitent de s'éveiller à la nature fondamentale tant de l'individu que de l'environnement phénoménal qui forme l'espace vital de tous les individus.

L'Enfer, la Faim, la Bestialité et la Haine
Les quatre états inférieurs sont l'Enfer, la Faim, la Bestialité et la Haine. Cette terminologie, inhabituelle par rapport au vocabulaire classique, traduit plus clairement l'expérience vécue dans ces conditions de vie inférieures.
L'Enfer est évidemment l'expérience de la souffrance et du désespoir dans laquelle plus aucune liberté d'action n'est possible. Cette expérience est souvent caractérisée par des pulsions irrépressibles de détruire aussi bien l'environnement que soi-même.

La Faim se traduit par un appétit insatiable pour tout ce qui peut être consommé : nourriture, boisson, argent, pouvoir, sexualité, etc. Cet appétit est sans limites, ne supporte aucune contrainte et ignore l'extinction.

La Bestialité est dominée par les instincts au sens propre du mot. La raison et le sens moral n'entrent pas en ligne de compte dans la capacité de jugement de nos actions. L'anticipation à moyen et long terme est purement ignorée et nous agissons en fonction de nos seules nécessités animales de prédation, de fuite, de survie et de reproduction... La Bestialité se caractérise par des relations entre individus régies par la loi du plus fort et la survie du plus apte.

La Haine se distingue des précédents états par l'émergence de l'ego. Mais ce dernier est entièrement égoïste, replié sur la satisfaction exclusive et personnelle, pervertie par une sensation aiguë de la menace que constituent les autres individus. L'ego est à lui seul la mesure de toute expérience plaçant tous le reste au second plan ou à un niveau inférieur. La reconnaissance de valeurs supérieures à soi est impossible et méprisée. La Haine ne connaît que l'oppression comme mode de relation et la domination comme seule façon de vivre. Les quatre états de vie qualifiés d'inférieurs sont des conditions d'existence prisonnières de schémas imposés par les circonstances, qu'elles soient culturelles ou biologiques. L'individu ne parvient à se soustraire à l'une qu'en tombant systématiquement dans l'autre. Les textes bouddhiques font référence à ces conditions de vie sous le terme de Quatre mauvaises voies, ou Quatre voies négatives.

La Tranquillité, le Ravissement, l'Apprentissage et l'Accomplissement
Les états de vie «supérieurs» se caractérisent tous par une tentative de mise en équilibre entre l'ego (la conscience de soi) et les autres composantes de l'existence, c'est-à-dire les autres individualités et l'environnement. Bien qu'étant des expériences plutôt positives de l'existence, ces conditions de vie sont contraintes à la fois par des limitations physiques (biologie, génétique, climat, écosystème) et des limitations abstraites (culture, langage, relations inter-individuelle, histoire, psychologie). Ces conditions de vie sont la Tranquillité, le Ravissement, l'Apprentissage et l'Accomplissement. Une fois de plus la terminologie employée échappe aux classifications conventionnelles pour traduire la nature de l'expérience existentielle.
La Tranquillité est une expérience du point d'équilibre dans lequel l'ego n'est plus submergé par les quatre états de vie «inférieurs» mais trouve un moyen temporaire de les neutraliser. L'équilibre établi est précaire et menace toujours de basculer à nouveau dans les Quatre mauvaises voies, cependant l'individu expérimente le répit, et par extension une forme de tranquillité momentanée. Cette condition de vie est par nature extrêmement exposée aux influences extérieures.
Le Ravissement est un moment de satisfaction pleine. L'intensité de la joie ressentie est suffisamment forte pour ne pas être gagné par l'influence négative des états de vie inférieurs. La satisfaction ainsi obtenue est éphémère et dépend d'un facteur extérieur. Elle créé l'illusion de s'exclure complètement des expériences douloureuses propres aux Quatre mauvaises voies et procure une sensation de stabilité en opposition à la Tranquillité toujours menacée par le déséquilibre. Si le facteur extérieur s'efface ou disparaît, l'individu expérimente une plongée dans l'un des cinq états de vie précédents. La force du plongeon dépend entièrement de l'intensité du bonheur qui l'a précédé.

Ces deux conditions de vie, bien que marquant une distance avec la souffrance brutale des Quatre mauvaises voies, ne sont pas moins des expériences de souffrance d'une nature plus élaborée mais tout aussi douloureuse pour l'esprit comme pour le corps. Avec les quatre états «inférieurs», ces conditions de vie forment les six voies vulgaires dans lesquelles l'expérience de l'existence est purement passive, impermanente et initiées, pour tout ou partie, par les circonstances extérieures. Elles sont vulgaires sens propre du terme en ce qu'elles forment l'essentiel de l'existence de la plupart des êtres humains ordinaires.
Les états de vie suivants diffèrent dans ce qu'ils naissent des efforts délibérés des individus à vivre une expérience formatrice en cherchant une certaine forme d'authenticité et de vérité de l'être. Ce sont des états actifs qui ont leurs limites mais où la décision de l'individu l'emporte sur les circonstances extérieures.

L'Apprentissage est l'expérience de la recherche de la vérité au travers des enseignements ou des expériences des autres. Cette condition de vie fait appel à la mémoire individuelle et collective et place l'individu au cœur d'une démarche d'accumulation, d'analyse et de synthèse du savoir. Cet état de vie fait appel aux fonctions cognitives de l'individu. L'Accomplissement, de son côté, est une expérience intérieure dont l'objet est également la recherche de la vérité mais où le moyen passe par la perception intuitive et déductive de la réalité intérieure comme extérieure. Il s'agit d'une démarche proche de l'éveil dans sa définition classique mais plutôt que de s'éveiller à la réalité fondamentale de l'univers, cette recherche s'attache à élucider la nature fondamentale de l'individu.

Ces deux états de vie, l'Apprentissage et l'Accomplissement sont appelés les Deux véhicules. Ils représentent la recherche de la vérité qui découle de l'éveil à l'impermanence des phénomènes. En faisant l'expérience de ces conditions de vie, les individus gagnent une certaine indépendance vis-à-vis des circonstances extérieures et se libèrent partiellement des contingences de la vie dans les six voies vulgaires. La discipline requise pour maintenir ces états de vie est importante et conduit parfois à la suffisance et à l'auto-satisfaction qui sont autant de freins pour un développement réel de l'être. Pendant longtemps, les Deux véhicules étaient les vecteurs principaux pour la recherche de l'illumination et la réalisation de l'éveil parfait, c'est-à-dire de la boddhéité.

La Dévotion et l'Eveil
La tradition du Grand véhicule du bouddhisme, aussi appelée Mahayana, a ouvert un troisième front dans cette recherche inlassable de la vérité fondamentale de la vie. Il est représenté par une expérience de recherche de la vérité par le désir de permettre à tous les êtres de réaliser l'éveil parfait. Il est le premier des états de vie «suprêmes» dans le sens où son expérience est en soi une forme très aboutie d'illumination dont la conclusion naturelle est l'éveil du dixième état de vie, la boddhéité.

Les deux états de vie «suprêmes» sont la Dévotion, représenté par la figure emblématique du Bodhisattva (littéralement celui qui se consacre à l'éveil) et l'Eveil, représenté par la figure, presque légendaire, du Bouddha (littéralement, celui qui s'est éveillé à la nature fondamentale de la vie universelle).

La Dévotion est manifestée par le désir irrépressible de permettre à tous les être de réaliser l'éveil à la nature fondamentale de la vie universelle. En des termes plus classiques, le Bodhisattva recherche à partager le bienfait de la Loi merveilleuse de l'existence avec tous ceux qu'il rencontre. Cette recherche représente la seul et unique mission de sa propre vie et sous-tend l'ensemble de toutes les autres activités spirituelles ou temporelles. La Dévotion s'articule entièrement sur la perception du Bodhisattva du lien qu'il entretient avec tous les éléments constitutifs de la vie et du réseau de liens qui unissent tous les êtres dans une existence commune et inter-dépendante. Une telle perception implique que l'éveil ne peut qu'être collectif et que personne ne saurait en être exclut sans mettre en péril l'éveil des autres. Cette expérience se traduit par la satisfaction qu'apporte les actes altruistes et désintéressés pour soulager la souffrance sous toutes ses formes.

A ce stade, l'enseignement du Sûtra du Lotus qualifie les neuf conditions de vie que nous venons de définir succinctement sous le terme de Neufs mondes. Cela permet de mettre en valeur le dernier des dix états, qui se distingue radicalement de tous les autres y compris le neuvième pourtant essentiellement porteur de valeurs éthiques.

L'Eveil, ou Boddhéité, est une expérience dynamique impossible à décrire ou à conceptualiser de manière complète. Cependant, il n'est pas faux de dire qu'il s'agit d'un état de liberté parfaite (et non totale) dans laquelle l'individu est capable de recevoir et d'employer tout phénomène qui l'affecte ou qui se présente à lui de quelque manière que ce soit. Mais cette qualité de liberté ne saurait définir à elle seule la condition de vie de l'éveil. La perception complète de la réalité fondamentale de la vie offre également la capacité de comprendre les mécanismes à l'œuvre et par extension de faire preuve d'une authentique sagesse et d'une bienveillance sans bornes. Dans cet état, l'individu peut définitivement résoudre toutes les problématiques sur lesquelles il butte dans les neuf autres états de vie. Dans les textes bouddhiques on trouve comme caractéristiques de l'expérience de la boddhéité : la véritable identité, une liberté parfaite vis-à-vis des liens du karma à travers l'éternité, une existence dépouillée de toute forme d'illusion et un bonheur sans limites.

Les dix conditions de vie ne suivent pas un schéma d'empilement linéaire. Il ne s'agit pas d'une graduation de l'expérience de la vie mais bel et bien d'une superposition de sphères de perception. Dans l'Enfer, tous les phénomènes sont perçus comme douleurs physiques et mentales, alors que dans la Haine, tout est question de menace, de contrôle et de terreur. Dans l'Apprentissage, tout ce qui survient est information et savoir, et dans la Dévotion, tout est bienveillance et opportunité de développement, d'épanouissement. Les dix états de vie sont comme un arc-en-ciel où les couleurs se mélangent sans pour autant se substituer les unes aux autres. Les neuf premiers états sont comme les nuances visibles et le dixième est la lumière elle-même qui produit toutes les teintes.

On comprend à travers cette catégorisation des différents degrés d'expérience de l'existence que l'individu tente, au travers de sa pratique du bouddhisme, de faire en sorte que son état de vie dominant soit davantage dans les états «supérieurs», voire «suprêmes», plutôt que dans les affres des conditions négatives. L'objectif final du bouddhisme étant l'éveil (la boddhéité), le pratiquant recherche, par dessus tout, à expérimenté l'état d'Eveil (ou état de Bouddha) afin de se libérer des chaînes qui l'entraînent dans les cercles vicieux et répétés de son karma. Cette démarche de libération intérieure vis-à-vis de la souffrance constitue l'essentiel de la pratique du bouddhisme.

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