3.5.08

| Renouer avec le travail |

Officiellement, les chiffres du chômage ont reculé en France pour la troisième fois consécutive dans les neuf derniers mois. Un peu moins de 2 millions de personnes sont désormais recensées comme demandeurs d'emploi. Le défi, à la fois individuel et collectif, pour surmonter cette situation est, pour nombre d'entre nous, une épreuve quotidienne.

Deux millions de demandeurs d'emploi est un chiffre très difficile à se représenter. C'est comme si la quasi-totalité de la population actuelle de Paris était au chômage. Deux million de personnes, c'est aussi la totalité des populations de Marseille, de Lyon, de Toulouse et de Nice réunies, pointant à l'ANPE. Additionnez les résidents de Nantes, de Strasbourg, de Montpellier, de Bordeaux, du Havre, de Rennes, de Reims, de Lille, de St Etienne et de Toulon et vous arrivez au même chiffre incroyable, irréel, impossible à raisonner. Ce qui est trompeur dans les chiffres que l'on entend à la radio ou à la télé, c'est la manière dont ils sont présentés.

Deux, c'est juste un plus un. Et « millions » ne signifie rien de tangible. En revanche, si vous lisez 1 919 600 demandeurs d'emploi, ça commence à avoir une toute autre signification. Commencez à mettre des visages sur ces chiffres, en prenant par exemple des visages de demandeurs d'emploi qui gravitent dans votre cercle amical ou familial et multipliez-le par le chiffre des demandeurs d'emplois en France et vous avez aussitôt le vertige. Alors lorsque le 20 heures ou France Infos annoncent de manière tonitruante que le chômage est en net recul de 1,2%, il faut comprendre que près de 300 000 personnes de 15 à 60 ans (avec une forte majorité de 25-49 ans) ne sont plus recensés dans les statistiques complexes et complètement opaques de l'emploi en France.

Cela veut-il dire que toutes ces personnes ont trouvé du travail ? Non. Cela veut seulement dire qu'elles ne sont plus considérées par les statisticiens et leurs systèmes de recensement comme des demandeurs d'emploi. Exemple : vous êtes demandeur d'emploi depuis des mois, voire des années. En décembre, à la faveur des fêtes, vous trouvez un petit job occasionnel qui vous permet de travailler quelques jours. Aussitôt, vous disparaissez des statistiques de l'ANPE, de l'INSEE ou de tout autre organisme pour être fondu dans la masse de la « population active ». Vous n'avez certainement gagné que quelques centaines d'euros, ce qui vous permettra d'envisager les fêtes avec un peu plus d'entrain, mais fondamentalement rien n'a changé.

« Demandeur d'emploi » n'est pas une fonction dans l'existence sociale et spirituelle d'un individu. Le statut ne donne pas automatiquement droit à une indemnisation puisée dans les innombrables fonds mutuels auxquels nous cotisons tous quels que soient nos régimes sociaux. Cet état nous laisse bien souvent dans une sorte de zone de non-existence dans laquelle il devient rapidement difficile de se définir et de poursuivre sa construction personnelle dans cette vie.

Selon les tempéraments, chacun aborde différemment cet état social de « demandeur d'emploi ». L'appellation en elle-même a quelque chose de choquant, surtout pour les pratiquants d'une spiritualité qui a pour base la responsabilité et l'initiative personnelles. Le demandeur d'emploi est « en demande ». Et quelle que soit la manière dont on tourne le problème, ou le point de vue que l'on adopte, la société nous perçoit comme un individu « en demande », désormais incapable de produire et dépendant de ce que les autres vont donner.

Pour beaucoup, cette période est le moment de combats importants, pour ne pas dire décisifs, qui nous amènent à dépasser les limites que l'on croyait être le périmètre de notre vie active jusque-là. Ces combats intérieurs et extérieurs ont pour champ de bataille notre vie et les relations que nous entretenons avec le monde qui nous entoure. Ils touchent notre perception de nous mêmes, la sensibilité et le regards de nos proches, la considération et le respect de notre environnement humain. Inutile de dire que ces combats s'accompagnent d'un lot considérable de souffrances diverses.

Comment le bouddhisme considère-t-il le travail ? Quel est sa place dans la pratique quotidienne ?

Nichiren, moine bouddhiste japonais du 13e siècle, dit dans une lettre Réponse à un croyant (Lettres et traités de Nichiren Daishonin, T3, 307, ACEP) : « Considérez le service de votre seigneur comme la pratique du Sutra du Lotus. C'est précisément ce qui est dit dans le Hokke Gengi : "Rien de ce qui concerne la vie quotidienne ou le travail n'est si peu que ce soit différent de la réalité ultime." » Cette affirmation était d'un poids bien particulier dans un contexte où perdre son emploi équivalait à une mort certaine pour soi comme pour toute sa famille. Fidèle à son principe de cohérence avec la vie quotidienne, Nichiren explique ici à son correspondant que le service envers son seigneur fait partie intégrante de sa pratique du Sûtra du Lotus. Son travail est une composante de son existence spirituelle.

Une lecture moderne de cette lettre du 13e siècle nous rappelle que le travail est aussi une part importante de notre développement personnel et le lieu où nous avons de nombreuses opportunités de nous construire. Notre emploi a donc une importance majeure dans notre vie à la fois comme moyen de subvenir à nos besoins, comme théâtre de notre créativité et comme terrain d'entraînement dans l'interaction avec autrui au travers d'une foule de situations souvent imprévisibles.
Socialement parlant, le travail est aussi le garant de notre statut social, de la reconnaissance que nous obtenons de nos pairs et le gage de notre existence et de notre poids au sein d'une communauté. Toutes ces facettes sont contenues dans cette simple phrase de ce moine japonais : « Considérez le service de votre seigneur comme la pratique du Sutra du Lotus. » La pratique du bouddhisme en particulier et de la spiritualité en général se révèle dans toutes les facettes de notre vie quotidienne et de notre action dans la société. De même, ces dernières s'inscrivent de manière cohérente dans la réalisation de l'éveil. Dans ce contexte, que l'on pratique ou non le bouddhisme, il devient évident que la perte du travail est vécue par n'importe qui comme un handicap social majeur, comme une souffrance morale, comme un vide spirituel.

Il serait facile dans cet article de démontrer comment la tradition judéo-chrétienne de la culpabilité et du péché ont façonné une sorte de cycle de la souffrance lié au labeur. Puis il serait aisé de démontrer comment les théories marxistes et les concepts libéraux ont indexés le travail sur le profit et réduit la mission de l'individu en ce monde à la seule production de richesses et de biens de consommation. C'est un exercice qui relève de la seule observation des effets, des conséquences et des répercussions. Or, ce qui importe dans la démarche bouddhique de l'école de Nichiren c'est la cause, la motivation, les ressorts intérieurs qui animent les actions humaines. Et quoi de plus significatif parmi les actions humaines que le travail d'un individu.

Depuis plus de 20 ans, de nombreux sociologues éminents tentent de construire une rhétorique sur la nature, la valeur et la destination du travail. Tous conviennent de la brutale transformation de celui-ci et de la nécessité de le repenser. Mais d'aucun ne peut apporter de solution concrète pour palier aux souffrances et aux difficultés rencontrées dans le quotidien par ceux et celles qui perdent leur emploi, sont en demande d'une nouvelle activité ou, tout simplement, peinent à retrouver un poste. La réponse à ce besoin de travail et à comment renouer avec le travail ne se trouve pas dans les ouvrages et les discours érudits des chercheurs en sciences humaines.

Le lien que nous entretenons avec le travail ne repose donc pas sur les seules contraintes et limites imposées par les nécessités extérieures. Notre travail, qu'il soit activité ou vocation, relève de ce que nous souhaitons apporter au monde, des causes dont nous souhaitons manifester les effets. Ces dons de soi et de son temps, même s'ils sont gratifiés d'une rémunération, constituent la charpente fondamentale de l'action humaine. Et c'est sur cette charpente qu'il est possible de retrouver le lien qui unit l'individu à son travail, à sa mission, à son « service ». C'est en reconnaissant la nature et la forme de ce « service » en nous mêmes qu'il devient possible de changer notre situation et de quitter la position à la fois dépendante et inactive de "demandeur d'emploi" pour occuper à nouveau la position de membre actif de la communauté humaine. Encore faut-il que cette participation à la construction collective soit désirable... Mais nous verrons ce point un peu plus tard.

La perte ou l'absence d'emploi transportent avec elles un cortège volumineux de problèmes et de réflexes négatifs pour soi comme pour les autres. Dans une société réglée sur la productivité et le profit, l'absence d'activité professionnelle et lucrative est généralement ressentie comme un manquement à la citoyenneté et comme une entorse à la vie en communauté. Si vous ne travaillez pas, vous ne contribuez pas. Vous n'avez pas de valeur. La sanction est sèche mais très réelle et d'une actualité brûlante. Combien de slogans politiques commencent par « se remettre au travail » comme si l'on avait choisit de sortir du travail, de subir un licenciement ou d'être remercier à la fin d'une longue période d'essai. L'absence de travail sonne alors comme une absence d'identité sociale.

Le travail règle la vie quotidienne et s'inscrit dans un cadre rigide difficile à contourner ou à tordre. On travaille le jour, la semaine, aux 35 heures ou peut-être plus, de 9 heures le matin à 18 heures le soir. On travaille ailleurs, hors du cadre familial, au bout de la ligne du métro, du tram, du bus, du train... Rapidement, il est étonnant de voir combien nous avons été capables de créer un mythologie du travail et de nous couper d'une profusion d'alternatives. Cette mythologie détruit la créativité pourtant nécessaire à la production de nouveaux espaces de travail, de nouvelles activités, de nouveaux marchés... comme si le travail ne pouvait se concevoir que dans le cadre conventionnel de l'emploi de bureau ou d'atelier dans une entreprise anonyme et monochrome. Cette vision contribue à nous enfermer dans une image irréelle du travail, tout comme le statut de demandeur d'emploi nous confine dans un rôle tout autant irréel.

La France, qui connaît l'un des plus forts taux de chômage de l'Europe occidentale est aussi l'un des pays les moins prolifiques en matière de création d'activités et de nouveaux horizons professionnels. Peu d'études se consacrent à examiner cette pauvreté créative, ce manque notoire d'imagination laborieuse qui se double d'une législation des plus pesantes sur le travail, son coût et la création d'entreprises. Et je dis cela sans me faire le chantre du néo-libéralisme à l'américaine ou à l'anglaise. Essayez seulement d'ouvrir un compte en banque professionnel en France et vous verrez comment cela peut rapidement s'avérer aussi compliqué que de trouver un appartement en location ou de monter un dossier de formation...

Donc l'absence de travail conduit à une perte d'identité et une exclusion de la fiction sociale communautaire. Mais cela ne s'arrête pas là. L'impact de l'absence de travail et de la rémunération qu'il entraîne se conçoit comme une violence que l'on inflige non seulement au demandeur d'emploi mais aussi à ses proches, à sa famille (s'il ou elle en a une). Le « gagne-pain » reste l'une des motivations première de l'emploi dans notre société en pleine mutation. Il devient alors difficile de rester ouvert à la nouveauté et au changement qui président à la recherche d'un emploi. Les nécessités de la vie quotidienne prennent assez rapidement le dessus et noient les démarches dans une crise humaine permanente.

Pour un pratiquant, comme pour un non-pratiquant, l'absence de travail équivaut à terme à une dégradation considérable de son existence même. Le défi à relever est multiple, le temps est compté et les ressources disponibles en quantité rapidement limitées.

Le paradoxe est que la société ne tolère plus l'absence d'activité professionnelle, ni non plus une activité professionnelle trop peu ressemblante avec les représentations conventionnelles du travail. Mais que de l'autre côté, le travail que propose la société n'a rien de désirable au regard de nos aspirations humaines profondes. Où est l'idéal de construction ? Où trouver le principe de contribution à un grand projet ? Où retrouver cette sensation satisfaisante d'une mission accomplie ? Rien de tout cela ne fait partie de la philosophie actuelle de l'entreprise, ni du monde du travail. La compétition, les rivalités, l'agressivité commerciale et la technicité sont toutes mises au service de l'enrichissement d'un petit nombre au détriment de ceux-là même qui contribuent le plus à bâtir des fortunes et à créer des richesses.

Sans tomber dans le marxisme le plus réducteur, le monde du travail est une nouvelle forme de servage élaboré et sophistiqué qui laisse croire à la plus grande partie de la population que ses efforts redoublés sont la promesse d'une situation de confort paradisiaque telle qu'elle peut en être témoin devant le petit écran ou dans les magazines "people". L'idéal du labeur, l'esprit même du travail, est perverti au profit d'une vision productiviste et purement lucrative de la force de travail. Dès lors c'est la foire d'empoigne. 500 lettres de motivation pleuvent sur la moindre annonce d'emploi dans la seule première journée de parution. Chacun rivalise de diplômes, de stages, de formations pour combler l'absence d'expérience réelle pour le poste. Car il y a toujours un décalage entre la demande et l'offre. Les employeurs veulent de la main d'œuvre qualifiée et disposant déjà d'une expérience. De l'autre côté la légion des demandeurs d'emplois ne sont que rarement formés et encore moins expérimentés dans ces secteurs toujours plus concurrentiels, en constante mutation.

Aujourd'hui, un professionnel qui reste plus de deux ans en dehors de sa branche a peu de chances de pouvoir recoller aux nouvelles réalités qui l'auront façonnée dans le même laps de temps. Il lui faut continuer de se former et de rester immergé dans son secteur d'activité par tous les moyens possibles s'il ne veut pas perdre pied. Et il est difficile de rester connecté lorsque l'on est au chômage, que l'allocation fond à l'allure de la banquise en été et que les ressources disponibles sont plutôt affectées à la famille et au logement plutôt qu'à l'entretien de la fonction professionnelle.

Le contexte est paradoxal et difficile pour les hommes de 30 à 50 ans, mais il devient tragique quand on examine avec soin le sort réservé au femmes, aux jeunes et à ceux que l'on appelle désormais les « seniors ». Les spécificités de ces catégories deviennent des handicaps dans la recherche d'emploi ou dans la simple embauche. La situation familiale, l'éventualité d'une grossesse, l'âge, l'inexpérience, le sexe sont devenus dans notre société post-industrielle d'authentiques tares, des stigmates qu'il vaut mieux gommer le plus possible afin de ne pas inquiéter les éventuels employeurs.

Comment triompher de cette épreuve et renouer avec le travail ?

Nous avons tous tendance à examiner les causes de la perte du travail ou les conditions qui empêchent le retour du travail. Jeter le blâme sur l'environnement, sur les conditions extérieures, sur les systèmes, la société ou simplement l'entreprise sont le recours le plus simple et souvent ce nous soulage immédiatement de l'angoisse qui accompagne l'absence de travail. Le nombre d'affaires menées aux Prud'hommes est en croissance si constante qu'il faut maintenant jusqu'à deux années entières de procédures pour aboutir à premier jugement qui est systématiquement renvoyé en appel par l'une des deux parties. Cette évolution en dit long sur l'état d'esprit qui règne autour de la perte de l'emploi et des ressorts qui nous poussent à travailler. Sortir de la plainte (procédurière ou simple expression de notre ressentiment) devient alors le premier de tous les combats. Le bouddhisme enseigne la responsabilité individuelle de la situation personnelle. Il ne s'agît pas de se charger de la culpabilité de la situation mais bel et bien de prendre en main cette dernière et de faire preuve d'initiative en permettant à sa propre situation de changer, d'évoluer, d'aller de l'avant. Loin de moi l'idée qu'il faille abandonner une situation d'abus lorsque l'on en connaît une. Si l'on subit un licenciement abusif ou des conditions de travail indignes, il est naturel et sain de se tourner vers des tribunaux compétents et de demander réparation. Telle est la base même du bien commun que nous partageons, le droit.
Mais il s'agit également de poursuivre sa route et de ne pas rester en attente d'un éventuel jugement favorable comme l'on attendrait une reconnaissance ou une justice qui nous sortiraient de l'ornière. Rien de tel ne peux surgir du jugement des hommes. Quel que soit le verdict, tous les intervenants d'une action ou d'un recours en justice sont irrémédiablement transformés par la conclusion de celui-ci et il ne règle en rien et de manière fondamentale la situation nouvelle à laquelle nous serons confrontés.

Dans sa lettre sur Les Huit vents, le moine Nichiren écrit : « Si l'on se présente devant les tribunaux, on peut aussi bien gagner son procès que le perdre, alors qu'il est tout aussi possible de régler les problèmes à l'amiable. J'ai réfléchi à la manière dont les gardiens de nuit pourraient gagner leur procès. J'ai ressenti une grande pitié pour eux ; ils étaient profondément atteints, car leurs terres et leurs maisons avaient été confisquées, simplement parce qu'ils étaient disciples de Nichiren. J'ai dit cependant que je prierais pour eux, à condition qu'ils ne portent pas plainte. Se rangeant à mon opinion, ils promirent de n'en rien faire. Lorsqu'ils entamèrent par la suite un procès, j'ai craint qu'aucun verdict ne soit rendu, tant sont nombreux les gens qui vont devant les tribunaux pour se retrouver pris dans d'interminables procédures. A ce jour, leur action n'a toujours pas eu de suite. » (Lettres et traités de Nichiren Daishonin, T1, 229, ACEP) Ainsi, il ne fait que décrire la réalité des tribunaux qu'ils soient du 13e siècle au Japon ou du 21e siècle en France. Le tribunal ne règle pas fondamentalement le sort des individus. Il ne fait que tenter de rétablir un équilibre entre deux points de vue divergents.

On ne peut imaginer régler l'insurmontable souffrance du chômage par des recours en justice. Pas plus que la solution ne peut venir des institutions pourtant créées dans le but d'endiguer la perte des emplois et pour protéger les travailleurs des aléas de l'industrie. En fait à l'aube du 21e siècle, des phénomènes planétaires de concentrations à la fois de capitaux et de moyens de production ont conduit les institutions du siècle précédent à devenir complètement défaillantes dans leur règlement du chômage, de la protection sociale ou de l'autonomie professionnelle des individus. A l'ère de la mobilité et de la circulation sur l'ensemble du globe, les protections locales n'ont plus aucun pouvoir sinon celui de creuser davantage d'inégalités au cœur même des populations qu'elles sont censées sécuriser.

Le chômage de masse est un phénomène propice à un règlement bouddhique de la situation. L'action est individuelle et collective à la fois. En effet, le bouddhisme enseigne la responsabilité personnelle, donc l'autonomie de l'action et de l'initiative. Lorsque des groupes entiers de gens s'activent dans ce même esprit de responsabilité alors ils sont capables d'obtenir des résultats tout à fait étonnants. Le propos apparaît utopique mais j'en veux pour preuve l'action des ouvriers de Buenos Aires. Et ce n'est là qu'un exemple parmi de nombreuses autres initiatives similaires partout dans le monde.

En 2000, après l'effondrement des banques d'Argentine, plus du tiers de la population de Buenos Aires s'est retrouvé au chômage sans aucune perspective de travail pour des années. Les grandes industries avaient fermé leurs portes. Les industriels avaient pris la fuite avec leurs capitaux et le pays était dans une situation difficile à imaginer. Les gens avaient perdus toutes leurs économies, ne pouvaient retirer de l'argent à la banque faute de liquidité, faute de banques... Pourtant, certains ne se sont pas laissés démonter.

Dans le centre de la capitale, un groupe de femmes a décidé de reprendre le travail dans un atelier de couture alors fermé. Elles se sont appropriées l'endroit, l'ont occupé, puis se sont remises à travailler et à fournir des vêtements à des boutiques du coin. Sans argent, sans aide et sans employeurs, elles se sont appuyées sur le tissu social local et ont remis sur pied une activité professionnelle. Responsables et autonomes, elles se sont organisées en coopérative de manière démocratique et ont démarré un mouvement qui a vu fleurir plus de 500 coopératives du même type dans la région. Et quand les industriels sont revenus pour réclamer leurs propriétés, toutes ces coopératives ont résisté.

Cette épopée humaine relatée dans le documentaire de Avi Lewis et Naomi Klein, The Take, fait une démonstration très claire de l'esprit de responsabilité et d'autonomie dont les individus peuvent faire preuve et cela en dehors de toute considération de statut, de classe, de naissance, de culture ou de religion. On y voit comment l'action individuelle de chacun, préalable obligatoire à la réussite, peut se fédérer dans un mouvement cohérent à visage humain.

Renouer avec le travail passe par une démarche personnelle, une introspection, un exercice spirituel. En opérant cet exercice, il nous faut surmonter les souffrances de la perte de l'identité, de l'exclusion de la communauté et déjouer la tentation de la plainte afin de découvrir notre lien authentique et unique avec le travail. Ce travail n'est plus ressentit comme un simple marchandage commode, mais comme une raison d'être qui dépasse les intérêts de ceux qui nous emploient ou nous exploitent. Ce travail devient une seconde nature et illustre alors parfaitement l'analogie de Nichiren entre la pratique du Sûtra du Lotus et le service envers son seigneur.

En considérant le temps précieux que nous passons à travailler, il est crucial d'avoir une considération particulière pour le type, le lieu et la nature du travail, autant que pour les gens que nous serons amenés à y côtoyer. Nous ne donnons pas notre vie pour rien, alors nous devons avoir le plus grand soin de cette facette de notre vie quotidienne. Lorsqu'elle vient à manquer, nous avons la responsabilité personnelle de considérer le lien au travail à la lumière d'une représentation globale et universelle du travail. L'absence de travail n'est ni un châtiment ni une punition. Elle n'est pas la preuve de notre manquement ou de notre incompétence ou de notre incapacité.

L'absence du travail dans notre vie naît d'un déséquilibre entre soi et le monde en mouvement. Elle est le signal qu'il y a quelque chose à comprendre qui nous permettra non seulement de renouer le lien avec le travail et ses bienfaits multiples mais aussi à découvrir tout un aspect de notre propre personnalité qui serait resté dans l'ombre si le travail n'avait pas manqué. Car ce qui nous manque quand le travail fait défaut ce n'est pas le fruit de ce dernier. Ce qui nous manque véritablement c'est la graine qui donne ce fruit.

Ainsi le travail n'est pas un moyen, un expédient ou un artifice pour obtenir des bénéfices, des bienfaits ou un quelconque profit. Le travail est une des nombreuses modalités d'expressions de soi, de sa sensibilité, de sa créativité, de sa valeur propre en tant qu'être humain dans une communauté d'autres êtres humains. Ce billet n'a pas pour objectif de donner une recette à ces deux millions d'êtres humains qui n'ont pas à ce jour pu exprimer pleinement qui ils et elles sont. A travers les nombreuses pistes de réflexion qui le jalonne, j'espère qu'ils et elles commenceront à se dire qu'ils ne sont pas seuls mais des millions à désirer renouer avec le travail. Une telle force humaine conjuguée peut produire des effets prodigieux, pourvu qu'un grand nombre aient le même cœur. Et que dans ce même cœur résonne la réalité fondamentale de toutes les activités humaines que j'ose déclarer de manière lapidaire en quelques mots : le travail, c'est nous. Le travail, c'est moi...